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Il est vrai de dire que cette idée de l'obscurité est trèspropre à exprimer la majesté ; qu'elle convient peut-être mieux aux images de la grandeur et de la toute-puissance, que l'éclat et la lumière dont la plupart des poëtes se plaisent à parer leur Olympe. Il n'est rien peut-être de plus majestueux que la tranquillité d'une nuit profonde; et cette image devoit surtout frapper les anciens Païens, qui regardoient la nuit comme la plus ancienne et la plus redoutable de leurs divinités.

Talibus inter se dictis ad tecta subibant

Pauperis Evandri, passimque armenta videbant
Romanoque foro et lautis mugire Carinis.

Combien cette transition est heureuse! Combien ce contraste est touchant! Après avoir parlé de la majesté du Capitole, et montré dans l'avenir la gloire de Rome, le poëte conduit son lecteur sous le chaume d'Évandre, pauperis Evandri. Ce rapprochement, comme l'observe judicieusement un commentateur, flattoit l'amourpropre des Romains, qui regardoient leur agrandissement comme leur ouvrage : le lecteur est à la fois touché de la simplicité d'Évandre, et frappé de la splendeur à laquelle s'élèvera la postérité d'Enée. Plusieurs poëtes contemporains de Virgile ont fait le même rapproche

ment:

Sed tunc pascebant herbosa palatia vaccæ,

Et stabant humiles in Jovis arce case.
Lacte madens illic suberat Pan ilicis umbræ,

El facta agresti lignea falce Pales.

Tib. El. 5, lib. a.

Hoc quodcumque vides, hospes, quàm maxima Roma est,
Ante Phrygem Eneam, collis et herba fuit.

Atque ubi navali stant sacra palatia Phœbo

Evandri profugæ procubuere boves.

Propertius, lib. 4. El. x.

Ovide exprime la même idée dans ses Fastes, au premier et au einquième livre. Ce contraste devoit en effet frapper l'esprit des Romains; il ne pouvoit pas surtout échapper à l'imagination des poëtes témoins de la splendeur et de la magnificence des Césars: mais il appartenoit à Virgile de dire quelque chose de plus que les autres, et de tirer d'un si beau sujet des leçons de morale dont ses contemporains auroient pu profiter : Hæc, inquit, limina victor

Alcides subiit; hæc illum regia cepit.

Aude, hospes, contemnere opes, et te quoque dignum
Finge deo; rebusque veni non asper egenis.

On reconnoît bien dans ces vers le poëte qui se plaisoit à célébrer le bonheur et la simplicité des champs. Virgile paroît exprimer ici ses propres sentimens autant que ceux d'Évandre; et, si Auguste l'avoit visité dans sa modeste retraite, il lui auroit sans doute adressé ces paroles touchantes: Aude, hospes, contemnere opes. Fénélon ne se lassoit point d'admirer ce passage. « La » honteuse lâcheté de nos mœurs, dit-il dans sa qua » trième lettre à l'académie, nous empêche de lever les » yeux pour admirer ces paroles: aude, hospes, con» temnere opes. » Nous partageons l'admiration de Fénélon; mais nous n'osons pas insister sur la beauté de cos

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sentimens de Virgile. Si la corruption des mœurs 20 siècle de Louis XIV, rendoit les coeurs insensibles à la noble pauvreté d'Évandre, il n'est que trop certain qu'on n'en sera point touché aujourd'hui.

Nox ruit, et fuscis tellurem amplectitur alis.

At Venus haud animo nequidquam exterrita mater,
Laurentumque minis et duro mota tumultu,
Vulcanum alloquitur, thalamoque hæc conjugis aureo
Incipit, et dictis divinum adspirat amorem...

pour

On ne sauroit trop admirer l'art avec lequel le poëte profite de l'intervalle de la nuit et du sommeil pour faire reparoître Vénus, et pour lui faire obtenir de Vulcain un bouclier Énée. Les affaires importantes qui se traitent entre Évandre et le héros troyen sont ainsi racontées sans interruption. Aucun moment n'est perdu ; lorsque tous les personnages de cette scène reposent dans le sein du sommeil, lorsque le poëte par conséquent n'a plus à parler de leurs actions, c'est alors qu'il a recours au merveilleux, et fait intervenir l'épouse de Vulcain, qui prépare à son fils les moyens de mettre à profit l'alliance qu'il vient de faire.

Ergo eadem supplex venio, et sanctum mihi numen

Arma rogo genetrix nato, etc.

Quelques commentateurs ont trouvé de l'inconvenance dans ce passage; ils se sont étonnés que Vénus osât prier Vulcain de fabriquer un bouclier pour son fils illégitime; Vulcain a laissé périr son fils Cacus sous la massue d'Hercule, et il va donner des armes à Énée dont la naissance

est un outrage pour son hymen. Montaigne se réunit aux censeurs; il pense que Vénus ne parle point et n'agit point comme une épouse doit parler et agir. Il faudroit connoître à fond les systèmes des anciens sur leurs divinités, pour oser décider cette question; mais ce qui prouve que l'antiquité pensoit autrement que nous sur plusieurs points, c'est que ce morceau, blâmé par quclques modernes, étoit admiré comme un modèle de décence. « Annianus et plusieurs autres poëtes, dit Aulu» Gelle ne pouvoit se lasser d'admirer et de louer → l'adroite retenue de Virgile, qui, ayant à peindre » Vénus et son époux dans le lit conjugal, a eu soin de ›› respecter le voile d'honnêteté que la nature étend sur » ses mystères, et de n'employer que les expressions »sages que la pudeur peut avouer sans rougir. » Voici

ces vers:

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Ea verba locutus,

Optatos dedit amplexus, placidumque petivit
Conjugis infusus gremio per membra soporem.

« Ces illustres littérateurs, ajoute Aulu-Gelle, pen» soient qu'il avoit été beaucoup moins difficile à Homère, » en pareille circonstance, de n'employer qu'une phrase >> courte et très-peu de mots, lorsqu'il dit en différentes » occasions : la ceinture virginale et les lois de l'hy» men; les œuvres de l'amour ; ils étoient couchés » dans des lits suspendus. Le seul pinceau de Virgile a » osé présenter l'image plus étendue; seul, en n'em»ployant que des couleurs pures et chastes, il indique les

.

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» secrets de la couche des époux, sans blesser le respect » et l'honnêteté qui y préside. »

Ce morceau renferme de très-grandes beautés. On a déjà parlé de la comparaison de la ménagère, qui respire la pudeur et l'innocence, et qui prouve que Virgile valoit beaucoup mieux que ses dieux. La comparaison de la flamme qui court dans les veines de Vulcain avec le feu du tonnerre qui sillonne les nuages n'est pas moins remarquable par l'image qu'elle présente que par la ma— nière brillante dont elle est rendue. Les personnes les moins versées dans l'étude de la langue latine peuvent sentir l'harmonie imitative de ces vers, où l'oeil, voit les efforts des Cyclopes, et où l'oreille entend le bruit qu'ils font:

Gemit impositis incudibus antrum.

Illi inter sese multâ vi brachia tollunt

In numerum, versantque tenaci forcipe massam. L'admiration doit se partager ici entre la beauté de la versification et l'adresse merveilleuse que le poëte a mise dans la composition de cette partie de son poëme. Il fait ressortir son héros de la manière la plus ingénieuse et la plus frappante: la foudre de Jupiter, le chariot de Mars, l'égide de Minerve, sont commencés dans les forges de Vulcain; mais tous ces travaux sont interrompus pour le bouclier d'Enée, arma acri facienda viro. Cet artifice du poëte latin est sublime; et c'est en celá que Virgile, qui a imité Homère a de beaucoup surpassé son modèle.

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