On pourroit objecter encore que les poëtes, dans leurs métamorphoses, ont pour but d'ennoblir les ètres dont ils célèbrent ainsi l'origine : un rossignol intéresse davantage quand on sait qu'il étoit autrefois la malheureuse Philomèle; on aime à croire que le tournesol, qui se dirige vers le soleil, fut autrefois cette sensible Clytie qui s'étoit passionnée pour Apollon. Mais, dans cette métamorphose de Virgile, l'origine des nymphes n'est ni illustre, ni intéressante; ces nymphes devoient sans doute rougir à la cour de Neptune de n'avoir été que d'informes vaisseaux avant d'être placées au rang des divinités. Nous nous contenterons de répondre à cette dernière objection que l'objet du poëte n'étoit pas d'ennoblir l'origine des nymphes, mais de célébrer les vaisseaux d'Énée ; et rien n'étoit plus propre à en donner une grande idée que cette métamorphose. La première objection, qui est beaucoup plus raisonnable, n'est pas non plus sans réplique. Il est bien certain que la forme et la masse d'un vaisseau ne peuvent s'allier dans notre esprit avec l'idée d'une nymphe. De nos jours, on n'emploieroit pas punément une pareille invention, et la raison en est bien simple: la navigation s'est perfectionnée, tout le monde a vu des vaisseaux, et personne ne se laisseroit aller aux illusions sur un pareil sujet : mais il n'en étoit pas de même dans la haute antiquité; l'apparition d'un vaisseau devoit frapper les spectateurs d'étonnement. Lorsque les Argonautes parurent à l'embouchure de l'Ister, les habi im contente tans de ces contrées, dit Apollonius, prirent les vais- qu'il disoit que pour être la risée de ses contemporains il suffiroit de répéter ce qu'on admire le plus chez les anciens. En général il faut bien se garder de juger les chefs-d'œuvre de l'antiquité comme on juge ceux de son propre siècle. Pour apprécier justement le mérite des anciens, il ne suffit pas de consulter l'impression que leurs ouvrages font sur notre esprit, il faut examiner aussi l'impression qu'ils durent faire sur l'esprit de leurs contemporains. Nous ne parlons ici que des fictions, que des évènemens que l'imagination peut inventer, et que les progrès de la civilisation rendent plus ou moins vraisemblables chez les différens peuples et dans les différens âges. Il est une chose qui ne varie point : c'est la nature, ce sont les passions et les sentimens ; et Virgile les a peints avec une / fidélité qui nous étonne encore aujourd'hui comme elle étonna sans doute les Romains. Il est à présumer que celui qui connoissoit si bien le cœur humain, connoissoit aussi les bornes de la vraisemblance; et le poëte qui a fait l'épisode de Nisus et d'Euryale ne sauroit être accusé d'avoir violé les principes de la raison. Ce dévouement de Nisus et d'Euryale n'est pas seulement un des plus beaux morceaux de l'Eneide, il forme le plus bel épisode qu'ait jamais conçu la poésie épique choz les anciens et chez les modernes. Cet épisode est imité du dixième livre de l'Iliade; mais combien l'imitation est au-dessus du modèle ! des Dans l'Iliade, Diomède et Ulysse partent la nuit pour s'introduire dans le camp des Troyens, et pour surprendre les projets de l'ennemi; ils font un grand carnage parmi les troupes d'Hector, et ils reviennent emmenant avec eux les chevaux de Rhésus. Dans l'Enéide, ce sont deux jeunes guerriers qui se dévouent au salut des Troyens: leur motif est beaucoup plus noble que celui de Diomède et d'Ulysse. Tandis que ceux-ci vont épier l'ennemi dans les ténèbres, Nisus et Euryale sortent murs pour aller avertir Énée du danger qui menace les siens ; ils ne sont pas seulement le modèle du courage ils sont encore un modèle de l'amitié la plus tendre et la plus généreuse; ils périssent tous les deux victimes de leur attachement héroïque. Ils sont embrassés en partant par le jeune Ascagne; ils emportent les voeux des chefs de l'armée ; ils signalent leur courage par de nombreux exploits; ils succombent au milieu de leurs triomphes; et le désespoir d'une mère est le dernier trait de ce tableau touchant. Toutes ces sources d'intérêt ne se trouvent point dans Homère; et, après avoir lu l'épisode latin, on ne peut s'empêcher de dire de Virgile ce que Cicéron disoit des orateurs et des philosophes de Rome: Nostri aut meliùs invenerunt, aut inventa a Græcis meliora fecerunt. Cet épisode est un petit drame auquel il ne manque que l'appareil de la représentation. Le lecteur connoît le lien de la scène, le caractère, la qualité des personnages, et le motif qui les fait agir : voilà l'exposition. Vient ensuite le noeud de cette action tragique : les deux jeunes guerriers se sont fait un chemin dans le camp ennemi; le spectateur espère. Volscens survient; il reconnoît Nisus et Euryale; l'espérance est remplacée par les alarmes: mais les deux amis se confient à l'obscurité de la nuit et de la forêt; on espère encore les voir échapper. Enfin Euryale qui s'est égaré tombe entre les mains des Rutules; il ne reste plus d'espoir que dans le courage et le dévouement de Nisus; mais les coups qu'il porte, causent la mort de son ami: Euryale expire, et Nisus est bientôt immolé auprès de lui. Le récit de cette action est presque tout entier dans la bouche des personnages; c'est tantôt Nisus, tantôt Eury ale, tantôt sa mère, qui paroissent sur la scène ; et le poëte ne se montre qu'à la fin, comme pour applaudir au dévouement des deux amis, et transmettre leur nom à la postérité. Turnus paroît dans ce neuvième livre avec beaucoup d'éclat, et quelques commentateurs l'ont reproché à Virgile. Nous croyons devoir rapporter ici ce que dit le › père Le Bossu du caractère de Turnus. « Ce caractère, -» dit-il, est le même que celui d'Achille, autant que le » changement du dessin et celui de la fable l'ont permis. » C'est un jeune homme furieux et passionné pour une -» fille qu'un rival lui veut enlever; il ne songe qu'aux » armes et à la guerre " sans se mettre en peine si elle |