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En chacun de ces genres, il a été même plus fécond que Chopin.

Comme lui, il appartient à une nationalité sympathique à la France, à une race remarquable par ses aptitudes musicales. Chopin est slave, Heller est hongrois. Hâtons-nous de dire cependant que sa musique, tout allemande, ne se ressent pas de cette origine. Nous avons vainement cherché, dans ses nombreuses compositions, l'empreinte originelle de la race, le coloris tout particulier des chants populaires de la Hongrie, ou tout au moins un écho de ces chants tsiganes qui sont si répandus dans ce pays et qui se distinguent par une saveur si singulière et si pénétrante. C'est tout au plus si, dans quelques pièces de l'Album dédié à la jeunesse, on en trouve un léger souvenir. L'empreinte s'accentue davantage dans une des phantasies Stücke dédiées à Madame Berthold Damcke. Nous la trouvons complète, pourtant, dans une très-belle polonaise sur laquelle nous aurons l'occasion de revenir.

Comme Chopin, Heller n'a guère écrit que pour le piano. Comme lui, il a presque tout tiré de son propre fond et, sauf en ses premières œuvres de jeunesse, il n'a pas cédé à cette tentation qui portait les pianistes du temps à montrer leur virtuosité en traitant plus ou moins brillamment des motifs d'opéra.

Comme Chopin, c'est un rêveur, un poëte, un mélancolique. Comme lui, il a horreur de la banalité; sa forme est exquise, sa pensée toujours noble, et, cependant, Chopin a conquis une brillante renommée qui n'a pas encore fait cortège à Stephen Heller.

Cherchons un peu les causes de ces destinés si différentes. Nous les trouverons dans les circonstances d'abord, en second

lieu dans certaines différences de caractère entre les deux

talents.

Chopin venait en France au moment où les sympathies pour la Pologne étaient à leur comble. Sa destinée se reliait en quelque sorte à celle d'une nation malheureuse. Aux cœurs sensibles et aux imaginations vives, il apparaissait couronné de l'auréole des martyrs; il offrait l'attrait mystérieux qui s'attache à tous ceux qui viennent d'un pays lointain. Chopin tombait en plein romantisme et sa vie était un roman. Un amour brisé, une patrie perdue, les amertumes de l'exil, une santé si frêle que sa vie ne semblait plus qu'un souffle, il n'en fallait pas davantage pour émouvoir ces belles duchesses qui s'honoraient d'être ses élèves et qui se pressaient autour de son piano, alors qu'il consentait à laisser errer ses doigts sur les touches sonores. Sa mort même fut poétique et aida à sa renommée. Ce lit couvert de fleurs, ces grandes dames pleurant à son chevet, cette âme s'envolant comme un souffle aérien de ce corps auquel elle tenait à peine, c'était déjà une légende; toutes ces circonstances donnaient à la musique de Chopin une vogue et une notoriété inouïes. Tout le monde voulut avoir été élève de ce maître, qui en avait eu si peu. Chacun voulut jouer de sa musique, quoique bien peu en comprissent et en pénétrassent le sens intime.

Cette musique avait, du reste, tout ce qu'il fallait pour plaire à cette époque de romantisme : Chopin était un des grands désespérés du siècle. Ses accents avaient quelque chose de profondément tragique et, comme sa douleur était vraie, elle trouvait facilement un écho dans les cœurs. Il y a ceci à noter encore: Chopin était du grand monde. Son désespoir était plein 'de distinction et d'aristocratie; sa musique était de mise dans

les salons. Disons-le cependant: ce que le public comprit le mieux tout d'abord, ce ne furent pas ses œuvres capitales, ce furent ses petites pièces faciles et néanmoins exquises, ses mazurkas, ses valses, quelques nocturnes; le reste suivit, et les pianistes amoureux du succès s'aperçurent bientôt que les grandes œuvres de Chopin étaient de nature à faire valoir leur virtuosité. Dès lors la vogue fut immense.

Heller n'atteignait peut-être pas la grande individualité artistique de Chopin, mais sa musique méritait d'être classée à un rang très-rapproché de celle de l'illustre maître. Comment se fait-il que justice lui ait été si tardivement rendue?

Nous venons de l'expliquer en partie : Heller était venu obscur à Paris et y avait vécu obscur; il n'exécutait pas sa musique; il n'avait pas de légende; mais il y a une autre cause qui tient au caractère propre de ses compositions. A un moment où le public était avide de virtuosité, Heller avait déclaré la guerre à la virtuosité. Jamais il ne voulut sacrifier à cette fausse déesse; dans sa musique, il ne demande rien ou presque rien à l'effet extérieur, tout au sentiment. De plus, c'est un mélancolique, mais ce n'est pas un désespéré. Sa douleur est discrète, elle fuit les grands éclats.

La musique de Chopin a quelque chose de dominateur qui s'impose ; la musique de Heller, toute distinguée qu'elle soit, est plus retenue et plus modeste. C'est la musique du foyer, celle qui convient aux heures de recueillement et d'épanchement familier; le moment viendra où, sans être égalée à celle de Chopin, elle sera aussi populaire et certainement plus accessible.

III

L'œuvre de Stephen Heller se compose d'environ 150 numéros, dont plusieurs correspondent à des recueils assez considérables. Chez Heller, comme chez la plupart de ceux auxquels il a été donné de fournir une carrière artistique assez longue, on remarque, non pas une succession de styles différents, mais pour ainsi dire des manières différentes d'un même style. Bien peu ont échappé à ces transformations qui procèdent d'une loi de nature.

Dans la première partie de sa carrière musicale, le compositeur cherche sa voie; il est obligé pour se faire connaître, de céder aux exigences du jour, de traiter en forme de fantaisies ou de simples variations les thèmes ou mélodies à la mode. Il désire cependant être lui-même, il hasarde de temps à autre un caprice original, un impromptu, une pièce caractéristique; l'artiste de talent s'y révèle; mais le style n'a pas encore toute sa fermeté, l'individualité ne s'affirme pas d'une manière complète : ce ne sont que les promesses de l'avenir.

Mais voici que bientôt l'artiste arrive à la pleine possession de lui-même. On voit éclore une riche moisson d'œuvres ciselées avec un goût parfait. La pensée est nette; les développements sont sobres. Le style s'affermit; il s'accuse, il revêt une originalité propre. C'est l'époque féconde; c'est l'été de la vie. Les œuvres de ce moment fortuné ne sont pas toujours celles que l'auteur préfère; ce sont presque toujours celles que l'avenir sanctionne.

Quand arrive l'automne de la vie, les idées n'ont plus la fraîcheur de la jeunesse, la force, la précision, la fermeté de l'âge mur; les grands artistes alors se laissent aller volontiers à la tentation de chercher de nouvelles formules, d'explorer l'in

connu.

Heller n'en est pas encore là; il n'a pas eu ses trois styles, il n'a pas parcouru le cycle entier du développement artistique; mais son œuvre est assez considérable pour qu'on puisse en aborder fructueusement l'étude.

L'œuvre d'un artiste à ses débuts ne peut être l'objet d'une monographie sérieuse. Que de fois à des promesses brillantes a succédé la plus ingrate stérilité ! Que de fois n'a-t-on pas vu des talents humbles et modestes grandir jusqu'au génie !

Quand l'artiste, au contraire, a dépassé le printemps de la vie, donné sa moisson, son œuvre est intéressante à étudier : c'est un tout en quelque sorte organique. On peut l'analyser, discerner les éléments qui l'ont formé, indiquer dans quelles proportions ils se sont combinés, lui assigner un rang dans l'histoire de l'art.

IV

Stephen Heller procède avant tout de Mendelssohn, et cependant il a un style à lui, une originalité propre. Ceci demande à être expliqué.

Le grand éducateur musical de notre temps est Mendelssohn; aucun musicien n'a échappé à son influence, et ceux-là même

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