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Le musicien ne peut reproduire la nature; mais il peut nous dire ce qu'il a ressenti à son contact. Chez certains musiciens, la sensation domine; tel Beethoven dans la Pastorale, Weber dans le Freyschütz; chez d'autres, le sentiment.

Chez notre musicien, qui n'est ni un Beethoven, ni un Weber, mais qui, dans de tout petits cadres, a atteint la perfection, le sentiment règne en maître. Voyons comment Heller l'a exprimé dans les œuvres charmantes qu'on appelle les Promenades d'un solitaire, les Bois, les Rêveries pastorales, etc.

En intitulant son premier recueil les Promenades d'un solitaire, Heller semble avoir emprunté à Rousseau le titre d'un de ses ouvrages. Cette supposition devient une certitude si l'on remarque que l'œuvre 101 de notre compositeur répond à la même préocupation; elle est intitulée: Rêveries d'un promeneur solitaire (J.-J. Rousseau) pour piano (1). Rousseau aimait et comprenait la nature. Il eût voulu passer sa vie dans la contemplation et les paisibles rêveries, au fond des vallées du Jura ou dans quelque île solitaire des lacs de la Suisse; mais son caractère inquiet, sa croyance à des complots imaginaires tramés contre lui ne lui permirent jamais de trouver le repos qu'il souhaitait. Quand sa fin approcha, il chercha un asile à la campagne pour abriter ses derniers jours; il voulait finir au sein de la nature qu'il avait tant aimée. Ses Rêveries sont comme son adieu à la terre. Il y a des choses singulières dans ces Rêveries parfois Rousseau s'anéantit dans la contemplation de la nature et tourne au panthéisme, témoin le passage de la cinquième Promenade:

(1) En tête d'une Rêverie, op. 58, nous trouvons une épigraphe tirée de l'œuvre du célèbre philosophe.

« Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l'île et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque anse cachée : là, le bruit des vagues et l'agitation de l'eau, fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse, où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu, mais renflé par intervalle, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde, dont la surface m'offrait l'image; mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçait et qui, sans aucun secours actif de mon âme, ne laissait pas de m'attacher, au point qu'appelé par l'heure et le signal convenu, je ne pouvais m'arracher de là sans effort. >>

Mais, le plus souvent, au sein de la nature, Rousseau cause de lui-même et peu du théâtre merveilleux au milieu duquel il promène ses pas inquiets et son âme troublée. C'est en cela que l'œuvre de notre compositeur se rapproche de celle du philosophe genévois. On sent que Heller, dans ses promenades solitaires, s'est inspiré de la nature, ou plutôt qu'elle lui a inspiré une foule d'idées conformes aux tableaux qui se déroulaient devant son imagination. Mais ces idées qu'il a fixées et réunies dans son recueil, on sent qu'il leur a donné leur forme définitive chez lui, devant sa table, au coin de son feu, et personne n'y a perdu. Ce n'est pas de l'aubépine en fleur, du fleuve tranquille, de la cascade jaillissante, de la

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neige et des vents que nous entretient le poëte-musicien, mais de lui-même et des impressions qu'il a ressenties en présence de ces scènes réelles ou imaginaires ; et peut-être Heller ne s'est-il pas tant promené que le titre de son recueil pourrait le faire croire n'est-ce pas surtout sa pensée qui a voyagé, évoqué les souvenirs de la jeunesse, réveillé des impressions jadis ressenties et restées latentes dans quelque recoin de son cerveau ! Weber, du reste, qui avait si admirablement peint la chasse et ses émotions, les bois et leur « épouvante sacrée », avait-il eu besoin de courir les champs et les forêts pour trouver des accents si vrais et si admirables!

Que S. Heller ait parcouru les sentiers, le bâton du voyageur à la main, ou que son imagination seule ait suffi à la tâche, nous devons reconnaître que les Promenades d'un solitaire sont l'expression vraie de sentiments qui sont nés ou ont pu naître au sein de la nature. Tout serait à citer dans cette belle série d'œuvres (op. 78, 80, 89); mais, s'il fallait exprimer nos préférences personnelles, nous les donnerions aux nos 1 et 2 de l'œuvre 78; 2, 3 et 6 de l'œuvre 80; 3 de l'œuvre 89, qui se distinguent par une vigueur d'allure, une netteté et une précision admirables. Le n° 3 de l'œuvre 89, orchestré à la Mendelssohn, ferait une courte mais superbe page instrumentale.

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Dans les Bois, la sensation semble dominer un peu plus que le sentiment. Ces pièces sont plus descriptives que les Promenades d'un solitaire. Cela tient peut-être à ce que, pour peindre les bois, la chasse, il y a certaines formules convenues auxquelles s'est habituée l'oreille, et qui, immédiatement, rappellent l'objet auquel elles correspondent. Ces formules, Heller n'a pas dédaigné de les employer, et c'est peut-être ce

qui donne un caractère plus particulièrement descriptif à ce second recueil.

On ne peut songer aux bois, à la chasse, sans évoquer Weber. Il semble qu'en publiant son œuvre, Heller n'ait pas échappé à l'influence de ce grand musicien. Les Bois plairont peut-être généralement moins que les Promenades d'un solitaire. La pensée pourtant est plus élevée, l'expression musicale plus puissante. Beaucoup de pièces appelleraient la traduction orchestrale. Notons le no 1 de l'œuvre 86, plein de mystère et de poésie, le no 3 énergique et passionné, le no 6 d'une harmonie si fine et si distinguée, et le beau finale qui rappelle et résume les différents motifs du recueil.

Les diverses pièces de l'œuvre 128 ont des titres : l'Entrée en forêt, la Promenade du chasseur, la Fleur solitaire, le Retour sont des inspirations charmantes. Le dernier recueil (op. 136) offre un intérêt tout particulier : l'auteur a songé aux personnages du Freyschütz: Agathe, Max, Gaspard, Annette. Il s'est inspiré de certaines situations du livret, et, appropriant son style aux mêmes données, il a essayé, dans une proportion plus restreinte, de lutter avec son illustre devancier. C'était hardi. Nous ne prétendons pas que le tableau de chevalet égale la grande toile du maître, mais il faut reconnaître que Heller a su être intéressant dans des conditions si difficiles.

Il y a d'autres pièces de Heller dans le style pastoral: ce sont trois Églogues (op. 92), dédiées à M. Lecouppey, d'un caractère bien fin et bien délicat; - deux Scènes pastorales (op. 50), moins travaillées, moins délicatement ciselées, mais d'une allure très-franche et d'un effet plus sûr; des Bergeries (op. 106), petites pièces fort originales qu'il serait inté

ressant de comparer aux Bagatelles de Beethoven, si remarquables malgré leur titre modeste.

La pensée de Heller revêt très-volontiers la forme de lied (1). Beaucoup de ses pièces, quel que soit le nom qu'il a cru devoir leur donner, sont bien des lieder dans le sens le plus élevé. Cette forme, tout allemande, est une des plus heureuses qu'on ait imaginées en dehors des formes classiques; c'est un cadre de proportions modestes, mais dans lequel des artistes de génie comme Schubert, Mendelssohn et Schumann ont souvent renfermé tout un drame. L'œuvre 73 de Heller est bien intéressante à ce titre : rien de plus suave que son Chant du berceau, de plus dramatique que son Chant du soldat et de plus vigoureux que le Chant du chasseur. Ces trois petits poëmes sont exquis.

Heller peint volontiers la chasse. Dans ses Bois, il n'a eu garde d'y manquer; il a écrit un morceau de chasse (op. 102) et enfin la Chasse, étude caractéristique (op. 29). Ce morceau remarquable a été, pour ainsi dire, la première pièce de Heller que le 'public ait appréciée et adoptée. Pendant longtemps les amateurs, les artistes même ne connaissaient que la Chasse, le reste passait inaperçu. Même encore certaines personnes ne se doutent pas qu'à côté de la Chasse, il y a une montagne de belle et charmante musique, où l'auteur a mis tout son cœur, déployé les plus rares qualités inventives, la sensibilité la plus exquise. Heller est l'auteur de la Chasse, comme autrefois, en France, Schuberth était l'auteur de la Sérénade. On ne saurait

(1) Heller a écrit dans sa jeunesse une cinquantaine de lieder qui n'ont jamais été publiés, ni en Allemagne ni en France.

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