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Qui? moi! moi! je pourrois du généreux Énée » Confier à la mer la haute destinée!

>> Non, non; je connois trop les flots capricieux,
>> Et du traître élément le calme insidieux.
» Du ciel le plus serein, de la mer la plus belle,
» Écoute qui voudra la promesse infidèle;

>> Je ne me livre point à ces garans trompeurs. »
Il dit; et, du sommeil repoussant les vapeurs,
Tient constamment les yeux fixés sur les étoiles,
S'attache au gouvernail, et dirige les voiles.
Alors le dieu sur lui secouant ses pavots,
Que du Léthé paisible abreuvèrent les flots,
Sur sa paupière humide et déjà languissante
Il épanche en secret la sève assoupissante;
Et son œil, vers le ciel levé non sans effort,
Tombe, s'ouvre à demi, se referme, et s'endort.
A peine il sommeilloit, soudain le dieu sinistre,
De la cruelle Mort le frère et le ministre,
Avec le gouvernail, avec une moitié
De la poupe en éclats, d'une main sans pitié
Pousse le malheureux : précipité dans l'onde,
Il appelle les siens sous la vague profonde;
Sa voix meurt avec lui dans le gouffre des mers,
Et le dieu malfaisant disparoît dans les airs.

Cependant, sur la foi de l'époux d'Amphitrite,
Le vaisseau sans effort suit sa course prescrite.
Des Sirènes bientôt s'offrent les bords affreux
Blanchis des ossemens de tant de malheureux,

1

Difficiles quondam, multorumque ossibus albos:
Tum rauca assiduo longè sale saxa sonabant;
Cùm pater amisso fluitantem errare magistro
Sensit, et ipse ratem nocturnis rexit in undis,
Multa gemens, casuque animum concussus amici:
O nimiùm coelo et pelago confise sereno,

Nudus in ignotâ, Palinure, jacebis arenâ !

Où, par les rocs bruyans sans cesse repoussée, Sans cesse vient mugir la vague courroucée. Le héros se réveille: il voit tous ses vaisseaux Sans guide, abandonnés à la merci des eaux; Lui-même il les conduit dans la nuit ténébreuse; Et, pleurant d'un ami la perte douloureuse, << Infortuné, dit-il, dont l'œil fut trop séduit » Par le perfide éclat d'une brillante nuit, >> Sur des bords inconnus, malheureux Palinure, >> Ton corps va donc languir privé de sépulture! »

SUR LE LIVRE CINQUIÈME.

CE

E cinquième livre est peut-être celui dont Virgile a travaillé tous les détails avec le plus d'art et de soin. Dans ceux qui précèdent et dans ceux qui suivent, l'imaginatiou et l'ame sont intéressées par des tableaux tour à tour sublimes ou touchans. Le naufrage des Troyens, leur arrivée à Carthage, leur séjour dans cette ville qui s'élève pour être un jour l'ennemie de celle qu'ils vont. fonder en Italie, le récit de leurs longs malheurs, l'incendie de Troie et la chute de l'empire de Priam, la rencontre d'Énée et d'Andromaque en Épire, les amours et la fin tragique de Didon, la descente aux enfers, les grandeurs futures du peuple romain, annoncées de loin dans des visions prophétiques; enfin, ce long enfantement d'un empire qui doit soumettre le monde, et qui commence dans les cabanes du Latium: tous ces sujets ont dû facilement élever le génie de l'épopée, et sont faits pour plaire à tous les lecteurs. Mais ici le poëte n'a peint que des jeux; il n'étoit plus soutenu par l'intérêt des grands évènemens ou d'une grande passion, et dès lors il ne pouvoit attacher qu'à l'aide d'une versification parfaite. Aussi n'a-t-il jamais porté plus loin le talent de la

difficulté vaincue et les effets du style pittoresque. Chaque vers est un prodige d'harmonie, et c'est pour cette raison, sans doute, que Montaigne préféroit ce livre à tous les

autres.

Ce jugement n'a pas été celui de quelques critiques, d'ailleurs estimables, qui veulent retrouver partout le genre d'émotion nécessaire à la scène tragique. Le cinquième livre leur paroît froid après le quatrième. Ces critiques ont oublié que les règles de la tragédie et de l'épopée ne sont pas les mêmes. C'est ici le lieu d'insister sur cette différence essentielle, déjà indiquée dans la préface.

La tragédie, développant un seul fait dans un seul lieu et dans un seul jour, doit, jusqu'au dénoûment, agiter l'ame des spectateurs par le passage continuel de la crainte à l'espérance, et de l'espérance à la crainte. Elle doit les effrayer ou les attendrir, sans leur permettre aucun repos. Si elle leur laisse quelque distraction, la terreur et la pitié s'éloignent et disparoissent. Mais l'épopée a plus d'espace et de temps pour disposer son action: en marchant toujours vers le même but, elle peut prendre quelques détours agréables pour embellir son chemin. Tour à tour pathétique et riante, voluptueuse et terrible, guerrière et champêtre, elle doit avoir, en quelque sorte, la variété de toutes les scènes de la nature qu'elle embrasse. Les épisodes, qui sont un défaut dans la tragédie, deviennent, au contraire, l'ornement de l'épopée, quand le goût sait les choisir et les placer, en les subordonnant à l'action générale. Ces principes sont fondés sur la nature des divers genres, et ne peuvent être contestés.

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