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Ce n'est pas ainsi que le judicieux Virgile représente la vie future; il puise ses opinions dans une philosophie plus élevée : l'ame de Socrate et le génie de Platon respirent dans ses vers. Ce sixième livre de l'Eneide renferme les instructions les plus graves et les plus importantes; il est placé au milieu du poëme comme pour en réunir toutes les parties dans un même dessin; l'intérêt en est préparé dès le livre précédent. Anchise est envoyé des Champs-Élysées par les dieux mêmes pour inviter son fils à descendre dans les enfers; il lui dit positivement que telle est la volonté de Jupiter,

Imperio Jovis huc venio.....

Il lui commande de ne point aborder en Italie avant d'avoir rempli cet ordre du ciel :

Ditis tamen antè

Infernas accede domos; et Averna per alta
Congressus pete, nate, meos.

Enée pénètre dans le séjour des morts à travers mille dangers pour satisfaire à sa piété filiale, et pour obéir aux immortels; il va recevoir de la bouche même du demi-dieu qui fut son père tout le système de la morale et de la religion nécessaire au grand état qu'il doit fonder; il visite tour à tour le Tartare et l'Élysée; et ce double spectacle met sous ses yeux les divers degrés de peine et de récompense destinés à chaque espèce de crime et de vertu : les secrets des enfers et des cieux sont dévoilés pour l'ins

truction de la terre, et le code des morts sert en quelque sorte de modèle à celui des vivans. La muse de Virgile est vraiment une muse législatrice comme celle des premiers poëtes qui, suivant les anciennes traditions, policèrent la société naissante, et qui sont placés par Virgile lui-même dans le séjour des justes, à côté de tous les bienfaiteurs de l'humanité :

Quique pii vates et Phoebo digna locuti,
Inventas aut qui vitam excoluere per artes,
Quique sui memores alios fecere merendo :
Omnibus his niveâ cinguntur tempora vittâ.

Cette descente d'Énée aux enfers offre une idée plus neuve et plus grande encore. Quel est le but principal de ce voyage mystérieux? Pourquoi Anchise ordonne-t-il à son fils de l'entreprendre? C'est pour lui révéler les destinées de cette ville nouvelle où les restes de Troie vont s'établir et commander au monde :

et quæ

dentur mœnia, disces.

Tum genus omne tuum, Cette conception originale et sublime appartient toute entière à Virgile; on n'en trouve nulle part le germe dans Homère : elle a été et sera dans tous les temps une des sources les plus abondantes du merveilleux épique. C'est aussi l'endroit de Virgile que Boileau semble admirer le plus, et qu'il désigne dans ces vers de l'Art poétique (ch. III):

Bientôt vous la verrez, prodiguant les miracles,
Du destin des Latins prononcer les oracles;

De Styx et d'Acheron peindre les noirs torrens,
Et déjà les Césars dans l'Élysée errans,

En ouvrant ainsi le livre des destins, en faisant voir dans des tableaux prophétiques tout ce qui doit être un jour, Virgile a trouvé le secret de réunir, pour ainsi dire, la vérité et la fiction. Comment refusera-t-on le titre d'inventeur à celui qui créa pour l'épopée le plus beau genre de merveilleux? Tous les poëtes ont imité à l'envi cette création du poëte latin; tous ont multiplié ces visions de l'avenir dont il a le premier donné le modèle. Dans la Jérusalem délivrée, un saint vieillard montre au jeune Renaud toute la suite de ses descendans, et leurs exploits futurs qu'une main divine a gravés sur son bouclier. Le Camoëns a fait entrer dans divers épisodes, par des machines à peu près semblables, toute l'histoire du Portugal. Un envoyé céleste, avant d'exiler Adam du paradis terrestre, rassemble sous les yeux du père des hommes tous les siècles et tous les peuples qu'a perdus son crime, et lui fait entrevoir de loin le Messie qui doit sauver le genre humain. Henri IV enfin transporté en songe dans le palais des Destins y voit briller d'avance les beaux jours du siècle de Louis XIV. A la fin des notes de ce chant on jettera un coup-d'œil sur ces diverses imitations.

1) PAGE 244, VERS I.

Sic fatur lacrymans, classique immittit habenas,
Et tandem Euboïcis Cumarum allabitur oris.

Virgile a soin de rassembler toutes les traditions nationales; il n'omet rien de ce qui peut illustrer les fleuves, les villes, les ports et tous les lieux de l'Italie. Ce n'est pas

sans raison que les larmes d'Énée honorent la mémoire du pilote qu'il a perdu : « Les Troyens, selon Denys d'Hali» carnasse, arrivèrent d'abord en Italie, au port de Pali» nure; un de leurs principaux pilotes y perdit la vie, et » ce lieu en reçut le nom. De là Énée vint dans un autre » port de la Campanie, où mourut Misène, l'un de ses plus » illustres compagnons; et le promontoire voisin s'appela » Misène. » ( Antiquités rom., livr. I, ch. 11.)

Nous avons déjà vu Palinure mourir dans le livre précédent; Misène finira ses jours dans celui-ci; et Virgile marquera dans ses vers les lieux qui doivent garder le souvenir des deux Troyens,

Æternumque tenet per sæcula nomen.

Il ne manque pas d'indiquer aussi l'origine de Cumes. Cette ville avoit été peuplée par Hippocles Cumous, né à Chalcis dans l'île d'Eubée: tel est au moins le récit de Strabon, qui semble regarder la colonie de Cumes comme le plus ancien monument du passage des Grecs en Italie. Le poëte est en tout d'accord avec le géographe. Cumes dans ses vers vient aussi de l'Eubée, oris Euboïcis; et plus bas il l'appelle ville Chalcidienne, arx Chalcidica.

2) PAGE 246, VERS 1.

Redditus his primùm terris, tibi, Phoebe, sacravit
Remigium alarum.

Cette expression si hardiment figurée est pourtant d'unę

extrême justesse : l'air est un fluide comme l'eau; Dédale ramoit donc avec des ailes dans ce nouvel océan. Lucrèce avoit déjà employé cette image pour les oiseaux :

Cùm advenere volantes,

Remigii oblitæ pennarum vela remittunt.

Ce n'est pas le seul emprunt que Virgile ait fait à Lucrèce. C'est ainsi que l'art de Racine reprenoit quelquefois des expressions jetées par le génie de Corneille, et leur rendoit un nouvel éclat en les mettant à leur véritable place. On trouve dans Alzire (acte I, sc. 1.) une métaphore du même genre:

Je montrai le premier au peuple du Mexique
L'appareil, inouï pour ces mortels nouveaux,
De nos châteaux ailés qui voloient sur les eaux.

3) PAGE 246, VERS 13.

Cæca regens filo vestigia :

Catulle avoit dit non moins bien:

Errabunda regens tenui vestigia filo.

Ce vers se trouve dans l'épisode d'Ariane qui est un si brillant hors-d'œuvre du poëme de Thétis et Pélée. On y reconnoît l'original de ces deux vers de Racine :

Pour en développer l'embarras incertain

Ma soeur du fil fatal eût armé votre main.

(Phèdre, act. II, sc. 5.)

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