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» yeux; cette plaine est celle de l'Oubli : elles y éprouvèrent » une chaleur insupportable. Le soir elles se rendirent au >> bord du fleuve Amélès: toutes les ames doivent boire de >> l'eau du fleuve en certaine quantité; mais les moins sages >> en boivent au-delà de la mesure prescrite, et cette im» prudence leur fait perdre le souvenir de toutes choses. » Bientôt elles s'endormirent; et vers le milieu de la nuit, >> au milieu d'un tremblement de terre et d'un orage violent, » elles se réveillèrent en sursaut, averties en quelque sorte » par ce bruit terrible de tous les maux qui les attendoient » dans leur nouvelle carrière. Enfin, dispersées çà et là, elles » se rendirent avec la rapidité des étoiles dans les corps >> qu'elles devoient animer, etc. >>

On a retranché quelques détails de cette fable, où l'on reconnoît l'imagination toute poétique de Platon qui écrivoit contre les poëtes. Mais ce qu'on a cité a de grands rapports avec les principales fictions du sixième livre de l'Eneide. Ces deux ouvertures où le guerrier arménien voit les ames passer sous la terre ou dans le ciel ressemblent parfaitement à ces deux routes qui s'ouvrent devant Énée, et qui conduisent aux Enfers ou dans l'Élysée:

Hic locus est partes ubi se via findit in ambas :
Dextera, quæ Ditis magni sub moenia tendit;
Hac iter Elysium nobis: at læva malorum
et ad impia Tartara mittit.

Exercet pœnas,

Dans le poëte comme dans le philosophe les ames éprouvent pendant mille ans les peines ou les récompenses

qu'elles ont méritées ; et quand les dix siècles sont révolus, un dieu les mène aussi sur les rives du fleuve Léthé; là, elles boivent également l'oubli de toutes choses, et reviennent ici bas animer de nouveaux corps:

Has omnes,
ubi mille rotam volvêre per annos,
Lethæum ad fluvium deus evocat agmine magno;
Scilicet immemores supera ut convexa revisant,
Rursus et incipiant in corpora velle reverti.

Le fond du tableau est absolument le même. Il est évident que Virgile en a emprunté presque tous les traits de Platon. Au reste, cette doctrine de la transmigration des ames est attribuée à Pythagore, et peut-être est-elle plus ancienne que lui. Ce système est fort bizarre ; mais il paroissoit assez bon pour expliquer cette espèce de notion confuse du bien et du mal, cette voix secrète de la conscience qui semble précéder tous les conseils de la raison. Pythagore et ses disciples croyoient aux idées innées; ils les expliquoient par leur fable de la métempsycose, et le dogme ingénieux de la réminiscence. Ils disoient que, malgré l'impression du fleuve Léthé, les ames avoient conservé quelque sentiment imparfait de leur première existence, et que les sages étoient ceux dont l'ame avoit le moins bu des eaux de l'Oubli.

Cette opinion si étrange et si frivole en philosophie devient sublime en poésie par l'application qu'en a su faire le goût judicieux de Virgile. En effet, toutes ces ames qui se rassemblent aux yeux d'Anchise, impatientes de revivre et

d'animer ses descendans, appartinrent jadis aux plus grands personnages des siècles héroïques; elles vont transporter le génie et les vertus des vieux âges dans la longue postérité du héros troyen. Énée lui-même renaîtra dans Auguste: Hercule, Hector et Achille reparoîtront dans les Pompée, dans les Scipion et les César. Ce n'est point ici un dessein iinaginaire qu'on prête à Virgile. Les principales beautés de cet épisode tiennent clairement au dogme de la transmigration. Pourquoi ces vers sur la mort prématurée du jeune Marcellus ont-ils tant d'intérêt? c'est que le poëte a peint auparavant les exploits d'un guerrier du même nom, qui balança la fortune d'Annibal, et qui triompha de Syracuse; et quand il adresse au fils de Livie cette apostrophe si touchante,

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Si quà fata aspera rumpas,

Tu Marcellus eris....

il faut en quelque sorte sous-entendre: « Si l'ame du grand Marcellus, qui est passée dans la tienne, a le temps de » croître et de se développer, jeune enfant, tu seras toi» même un Marcellus! » Les beautés de ce magnifique épisode ainsi commentées deviendront encore plus frappantes. Mais, je le répète, quelle analogie peuvent- elles avoir avec les mystères de Cérès? Et comment l'évêque Warburton n'a-t-il pas senti que Virgile n'a fait qu'embellir les doctrines de Pythagore et de Platon ? Il avoue bien, en passant, que le dernier de ces philosophes a servi de modèle au poëte; mais, selon lui, Pythagore et Platon eux-mêmes avòient publié la doctrine des mystères. Dans ce cas, Virgile en répétant deux philosophes dont les écrits étoient partout, et

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qu'on appeloit divins, n'avoit pas besoin de prendre des précautions pour faire pardonner son entreprise impie. Je me sers ici des propres mots de Warburton. Mais le critique anglais se trompe encore. Avant Platon, les dogmes d'une vie future étoient universellement admis. Timée de Locres (1), son prédécesseur, finit son traité de l'Ame du monde ces paroles remarquables :

par

« Malheur à l'homme indocile et rebelle à la sagesse ! >> Que les punitions tombent sur lui, tant celles des lois hu» maines, que celles dont nous menacent les traditions de » nos pères, qui nous annoncent les vengeances du ciel et » les supplices des enfers, supplices inévitables préparés sous » la terre aux criminels ! »

Ce passage est formel; il prouve que les traditions les plus antiques avoient consacré les opinions reproduites par Virgile, et que l'entreprise du poëte n'étoit point nouvelle et impie. Ainsi la fausseté des raisonnemens de Warburton est évidente; et l'abbé Desfontaines, avec une critique plus éclairée, n'auroit pas grossi ses notes de la dissertation anglaise.

10) PAGE 268, VERS 21.

Vestibulum ante ipsum, primisque in faucibus orci,
Luctus et ultrices posuere cubilia Curae;

Pallentesque habitant Morbi, tristisque Senectus,

Et Metus, et malesuada Fames, ac turpis Egestas,
Terribiles visu formæ, etc.

Des critiques ont demandé pourquoi Virgile mettoit à la

(1) Il vivoit cinq cents ans avant notre ère.

porte du Tartare les Maladies, la Faim, la Vieillesse et la Pauvreté. Ils ont observé que Voltaire avoit choisi dans un ordre d'idées plus moral le caractère des monstres qui gardent la porte de l'enfer : c'est l'Envie, l'Orgueil, l'Ambition, l'Hypocrisie, et l'Intérêt ; c'est la tourbe de tous les vices qui occupe dans la Henriade le vestibule du séjour des tourmens. Cette allégorie est très belle sans doute; mais il est évident que le poëte français l'a puisée dans les notions plus pures de la théologie chrétienne, que ne pouvoit connoître Virgile. Sans prétendre justifier toutes les bizarreries qui se rencontrent dans les fables religieuses de l'antiquité, je crois pourtant que les critiques ont mal interprété dans cet endroit le vrai sens du poëte latin. Énée et la sibylle sont encore arrêtés à l'entrée de l'empire du dieu de la mort, in faucibus Orci; ils doivent traverser plusieurs enceintes avant de parvenir à celle des enfers proprement dits, aux lieux qu'habitent les coupables: ainsi la Faim, la Pauvreté, la Vieillesse, les Maladies et les Chagrins, qui sont, pour ainsi dire, les ministres de la Mort, se trouvent convenablement placés au seuil de son empire. L'allusion est frappante; et l'on voit, dans ce passage comme dans tous les autres, qu'un sûr jugement a toujours guidé l'imagination de l'auteur de l'Eneide. Il n'est pas besoin de faire admirer le grand sens de l'épithète qu'il donne à la faim, malesuada: la misère est féconde en pensées funestes, en conseils sinistres ; et c'est pourquoi on tombe dans la pire de toutes les anarchies, quand ceux qui n'avoient rien prennent la place de ceux qui avoient tout; ils gouvernent avec les ressentimens de la

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