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REMARQUES

SUR LE LIVRE QUATRIÈME.

Ce livre est peut-être celui de toute l'Eneide, qui a valu à son auteur le plus d'admirateurs et de critiques; d'admirateurs, par les grandes beautés qu'il renferme; et de critiques, par l'extrême supériorité qu'il paroît avoir sur des chants dont le sujet est moins intéressant, mais dont la poésie est peut-être plus admirable. L'intérêt qui l'anime, et la perfection des détails, sont faits pour toucher toutes les classes de la société, et surtout celles qu'on ne sauroit émouvoir que par le tableau des grandes passions. Mais Virgile, forcé, par le plan de son ouvrage, de séparer Énée de Didon, a jeté malgré lui quelque défaveur sur son principal personnage; et les huit derniers livres ont dû souffrir de ce défaut inévitable: Énée a été accusé d'ingratitude, de perfidie et de superstition. Le poëte latin, favori de Mécène, et courtisan d'Auguste, en employant le merveilleux de sa religion, ne s'est peut-être pas assez rendu compte de ce que pouvoient perdre un jour d'intérêt la puissance des Romains, leurs dieux et leurs oracles; tandis que les peintures qu'il a faites d'un amour malheureux devoient produire une impression à jamais durable. Les femmes surtout se passionnent difficilement pour les intérêts politiques d'un grand peuple

de l'antiquité; mais elles se mettent facilement à la place d'une amante abandonnée. Les oracles, Junon, Jupiter, et leurs ordres souverains, n'égalent pas à leurs yeux une des larmes de l'amour malheureux. Virgile auroit pu éviter une partie de ces inculpations, en mettant dans la bouche d'Énée des expressions plus touchantes de douleur et de regrets; par exemple, au lieu de lui faire dire : « Si j'eusse été le maître » de mon sort, je serois encore à Troie, occupé de rebâtir » ses murailles et les temples de nos dieux, » peut-être eût-il été convenable qu'il lui fît exprimer ses regrets d'une manière plus consolante pour Didon, comme l'a fait M. Le Franc de Pompignan, dans les vers qui suivent:

Hélas! si de mon sort j'avois ici le choix,
Bornant à vous aimer le bonheur de ma vie,

Je tiendrois de vos mains un sceptre, une patrie.

Les dieux m'ont envié le seul de leurs bienfaits

Qui pouvoit réparer tous les maux qu'ils m'ont faits.
(DIDON, III. 5.)

Voilà qui est dans toutes les règles de notre galanterie. Mais il faut avouer qu'il n'y a pas de peuple où le personnage d'Énée pût moins réussir que chez les Français, accoutumés dans leurs représentations théâtrales à une espèce d'idolâtrie pour les femmes, et à voir les plus grands intérêts sacrifiés à ceux de l'amour : c'est peut-être une suite de l'esprit de chevalerie, que les anciens connoissoient moins que nous. Homère en est encore plus éloigné que Virgile; ses dieux même tiennent un langage que réprouveroient les hommes

les moins polis de nos temps; c'est ce que l'on peut surtout remarquer dans le cinquième chant de l'Odyssée, lorsque Mercure dit à la nymphe Calypso, empressée de connoître F'objet de sa visite: « C'est Jupiter qui m'a ordonné de me » rendre dans ton île; j'y parois malgré moi. »

Ce livre est composé de deux parties distinctes, mais très bien liées, et toutes deux également parfaites: la partie épique, et la partie dramatique. Suivons d'abord les traces de celle-ci.

Les deux principaux personnages sont, dès le commencement, placés dans la situation la plus dramatique: Énée entre ses devoirs et l'amour; Didon, entre le serment de fidélité qu'elle a fait aux cendres de son époux et sa passion pour le prince troyen. Virgile, dès l'exposition, lui fait répéter cé serment, ce qui excite l'intérêt et la curiosité : on veut savoir par quels degrés elle va passer de ces vœux et de ces promesses à la passion désordonnée qui les lui fait oublier. Par cet artifice, Virgile a su joindre à l'expression de l'amour celle du remords, toujours si dramatique.

On a souvent comparé la Didon de Virgile à la Phédre de Racine : une différence qui est à l'avantage du premier, c'est la belle progression qu'il a mise dans son récit. Phédre, arrivant sur la scène, laisse éclater la violence de sa passion; mais il faut convenir que cela étoit nécessaire à l'exposition du sujet, et que l'amour incestueux de cette reine devoit avoir un autre caractère que celui de Didon. Virgile, profitant de la facilité que lui donnait la marche moins eirconscrite de l'Épopée, a nuancé avec une adresse ex

trême, les progrès de l'amour qui va toujours croissant d'intérêt et de violence. Au lieu d'en décrire d'abord les explosions les plus terribles, il peint d'une manière touchante les premières impressions d'une mélancolie amoureuse qui s'entretient par la rêverie; il marque tous les symptômes de ce poison lent et doux, qui pénètre toutes les parties de l'existence, qu'on redoute et qu'on aime, qu'on nourrit en essayant de le combattre. L'avidité avec laquelle Didon écoute les récits du héros, ses malheurs et ses exploits; l'impression profonde qu'elle en a reçue; l'aveu timide qu'elle en fait à sa sœur, dans le sein de laquelle elle a besoin d'épancher son ame déjà si violemment tourmentée; le plaisir avec lequel elle écoute les conseils qui encouragent son amour et affoiblissent ses remords, en lui représentant la tristesse de sa vie solitaire, la privation des douceurs de la maternité, les grands avantages politiques résultans d'un hymen qui unira les Troyens et les Carthaginois; les sacrifices qu'elle fait aux dieux pour en obtenir des réponses favorables à son amour; l'empressement avec lequel elle montre à Énée Carthage naissante, un empire tout prêt; la demande qu'elle lui fait d'entendre encore le récit de ses aventures; la solitude qu'elle trouve dans son palais, au milieu de sa cour, lorsqu'Énée se retire; le plaisir qu'elle éprouve à rechercher ses traits dans ceux d'Ascagne : telle est la marche naturelle d'une passion naissante; tel est l'admirable tableau qu'en a tracé Virgile.

Ce livre renferme trois discours de Didon à Énée, tous trois de caractère différent. Le premier est doux, tendre et

passionné; ce n'est encore qu'une amante plaintive. Le second, provoqué par la réponse du héros, est de l'emportement le plus violent et de la fureur la plus éloquente; on y voit déjà quelques germes du désespoir qui doit amener un dénoûment si tragique. Le troisième est cette fameuse imprécation pleine de tous les transports d'un amour désespéré; mais ce qui en fait la principale beauté, c'est que Virgile a su y mettre en perspective les luttes terribles de Rome et de Carthage, fondées, non pas sur des rivalités de commerce et de puissance, mais sur une haine héréditaire; c'est de son lit de mort que Didon lègue toute sa vengeance à sa postérité. Un seul trait a suffi pour faire reconnoître Annibal, ce terrible ennemi des Romains, cet exécuteur si implacable des imprécations de la reine de Carthage. Ce passage est un de ceux qu'on a le plus justement admirés, non seulement à cause de la beauté des détails, mais parce qu'il lie avec une grande adresse cet épisode à l'action principale. On sent que ces imprécations n'ont pu être dictées que par le plus violent désespoir. C'est de ce moment que Didon médite sa mort : rien de plus pathétique que la manière dont elle est préparée. Virgile commence à rembrunir ses couleurs; ce ne sont plus des festins, des chasses et des fêtes; tout est mélancolique et lugubre. La reine n'est plus attentive qu'aux présages affreux qui la glacent d'effroi ; le vin du sacrifice changé en sang; la voix lamentable de Sichée, l'appelant du fond de son tombeau; le cri des oiseaux sinistres; le souvenir des malheurs que lui annoncèrent les augures : tout la détache de la vie, et l'invite à la mort. Elle

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