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appelle sa sœur ce n'est plus pour lui faire l'aveu de son amour, mais pour lui ordonner les apprêts du bûcher fatal. Elle lui cache son funeste projet, ce qui étoit nécessaire à la vraisemblance. Suivant l'usage religieux de ces temps, elle offre un sacrifice aux dieux infernaux. Ainsi le lecteur s'avance vers la catastrophe, à travers les peintures les plus propres à l'y préparer. Enfin tout est prêt; le moment fatal arrive. Rien, peut-être, dans tout ce livre, n'égale la force et l'harmonie avec laquelle Virgile a peint les symptômes du désespoir qui conduit Didon sur le bûcher. La vérité de ce tableau, feroit croire qu'il avoit vu lui-même de pareils évènemens, et qu'il avoit été témoin de tout le désordre de l'ame et des sens qui accompagne le suicide. Un des ressorts les plus puissans de la poésie, c'est le secret des oppositions et des contrastes. Didon, que l'on vient de voir agitée des mouvemens les plus désordonnés, roulant des yeux sanglans, le visage parsemé de taches livides, et portant déjà dans tous ses traits la pâleur de la mort, s'élançant d'un pas impétueux vers le bûcher, n'est pas plutôt montée au sommet de la fatale pyramide, qu'à la vue du portrait d'Énée, de son vêtement, et du glaive dont l'amour lui fit présent, et dont il étoit loin de prévoir l'usage, sa fureur reste un instant suspendue; elle s'adresse à tous ces monumens d'une passion autrefois si chère à son cœur, et maintenant la source de sentimens si douloureux; c'est à eux qu'elle confie ses derniers soupirs, et qu'elle rend son ame, suivant cette belle expression: Accipite hanc animam. Alors, par un retour naturel, et qui ne prouve pas moins

combien Virgile connoissoit le cœur humain, elle rejette ses regards sur le passé, se rend compte de toutes les époques de sa vie, de tout ce qu'elle a fait de grand et d'utile, et de tout ce qui peut lui donner quelque consolation dans ses derniers momens : elle a vengé son époux, elle a fondé un empire, elle régnoit heureuse; Énée seul est venu troubler tant de gloire et tant de bonheur. Cette idée porte le dernier désordre dans son imagination, et détermine l'exécution de son funeste projet. Cette tragédie, car on ne peut appeler autrement cet intéressant épisode, est terminée, comme cela devoit être, par le désespoir et les plaintes touchantes de la sœur de Didon. Voilà l'anatomie dramatique de ce quatrième livre, dépouillé des innombrables beautés de style, d'images et d'harmonie que nous essayerons d'indiquer plus loin. Il nous reste à parler de la partie épique, principalement fondée sur le merveilleux.

La première scène se passe entre Junon et Vénus. Junon, protectrice de Carthage, et craignant pour cette ville les destinées menaçantes de Rome, propose adroitement à Vénus, mère d'Énée, de retenir ce prince dans la capitale de la Libye, d'unir ensemble les deux peuples par l'hymen des deux amans. Vénus s'aperçoit, de l'artifice, et s'en remet à la décision de Jupiter, dont elle connoît les intentions favorables. Cette fiction est pleine d'esprit, de grâce et de justesse; il convenoit à l'orgueil de Junon d'essayer d'arrêter Énée dans la Libye, et à la tendresse de Vénus de s'y opposer. Cependant Didon ne dissimule plus son amour; la Renommée, que Virgile décrit d'une manière si brillante

et fort supérieure à toutes les imitations qu'on en a faites, court publier dans toute l'Afrique le mariage d'Énée et de la reine de Carthage. Iarbe, indigné que ses vœux aient été repoussés par cette princesse, se plaint à Jupiter de l'affront fait à son fils. Jupiter appelle Mercure, et le charge d'aller intimer ses ordres souverains au prince troyen. Énée, malgré tous ses sentimens de reconnaissance et d'amour pour Didon, se prépare à obéir. Durant son sommeil, qu'on a peine à concevoir dans une pareille circonstance, et qu'on a justement reproché à Virgile, Mercure lui apparoît une seconde fois, et lui répète les ordres qu'il lui a déjà donnés. On voit clairement que Virgile n'a imaginé cette seconde apparition du messager des dieux, que pour mieux motiver le départ d'Énée. Et, en effet, c'en devroit être assez, aux yeux des lecteurs judicieux, pour justifier le héros de l'Énéïde, si injustement accusé d'ingratitude envers Didon, par ceux qui oublient que le premier trait de son caractère est le respect pour la divinité, que d'ailleurs l'invariable destin, plus fort que tous les dieux ensemble, l'appelle en Italie, et que cette arrivée est le but principal du poëme. Enfin Énée part. Didon se dévoue à la mort; et cette mort elle-même a son merveilleux : la même déesse qui a conduit Énée et Didon dans la grotte où s'est consommé leur hymen, envoie sa messagère couper le cheveu fatal. Ainsi, ce livre renferme les sentimens les plus pathétiques du cœur, l'amour, les regrets, les remords, la vengeance; d'un autre côté, ce que la fiction peut produire de plus ingénieux. Qu'on ajoute à cela cette foule innombrable d'images vives,

de descriptions brillantes, faites pour animer et enrichir l'épopée, et on concevra comment, par son étonnante perfection, ce livre a dû en quelque sorte calomnier tous ceux qui le suivent. Quelques critiques ont avancé que le fonds en étant épisodique, ainsi que celui du suivant, où Virgile décrit les jeux célébrés sur le tombeau d'Anchise, il retar doit l'action: mais s'il est vrai, comme on n'en peut douter, que l'épopée, comme la tragédie, vive d'obstacles à vaincre et de difficultés à surmonter, et que l'intérêt de l'action profite également de ce qui l'avance et de ce qui la retarde quoi de plus ingénieusement imaginé, que de faire retenir Énée à Carthage par une reine aimable, par les douceurs du repos et d'un asile dont la tranquillité succède à tant d'orages?

Passons maintenant aux détails du style, et à l'admirable talent de l'exécution.

1) PAGE 10, VERS I.

At regina, gravi jam dudum saucia curâ,
Vulnus alit venis, etc.

L'idée d'une blessure est celle que les poëtes ont le plus souvent employée pour peindre les impressions de l'amour ; mais il serait impossible de dire dans notre langue, comme Virgile l'a fait dans la sienne, qu'une personne amoureuse nourrit sa blessure. Racine seul a été aussi hardi et beaucoup plus exact, lorsqu'il a fait dire à Phédre (act. I, sc. 3):

Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.

2) PAGE 10, VERS 2.

Et cæco carpitur igni.

Des feux aveugles veulent dire ici des feux cachés. Cette expression remarquable est répétée dans le même sens dans un autre endroit de ce livre, pour peindre le feu de la foudre caché dans les nuages: Cacique in nubibus ignes. Au reste, notre langue a aussi dans ce genre quelques hardiesses; et, si Virgile dit des feux aveugles, nous disons un bruit sourd, de sourdes menées.

3)PAGE IO, VERS 3.

Multa viri virtus animo, multusque recursat
Gentis honos: hærent infixi pectore vultus,
Verbaque, etc.

On voit d'abord réuni tout ce qui donne du relief à un héros, ses qualités personnelles, et l'éclat que réfléchit sur lui le mérite de ses aïeux. Le peu de mots qui suit présente toutes les autres qualités qui ont dû contribuer à séduire Didon : la beauté d'Énée, et le charme de ses discours. La mémoire d'une amante retient non seulement les traits et les exploits de celui qu'elle aime, mais jusqu'aux moindres sons qui ont frappé son oreille.

4) PAGE 10, VERS 5.

Nec placidam membris dat cura quietem.

Racine a ainsi imité ce vers d'une manière supérieure à son modèle:

Son chagrin inquiet l'arrache de son lit.

(Phédre, act. I, sc. 2.)

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