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de bassesses, je n'avais pas besoin d'être consolé par des grâces.

Je suis un bon citoyen; mais, dans quelque pays que je fusse né, je l'aurais été tout de même. Je suis un bon citoyen, parce que j'ai toujours été content de l'état où je suis, que j'ai toujours approuvé ma fortune, que je n'ai jamais rougi d'elle, ni envié celle des autres. Je suis un bon citoyen, parce que j'aime le gouvernement où je suis né, sans le craindre, et que je n'en attends d'autre faveur que ce bien inestimable que je partage avec tous mes compatriotes; et je rends grâces au ciel de ce qu'ayant mis en moi de la médiocrité en tout, il a bien voulu mettre un peu de modération dans mon âme.

S'il m'est permis de prédire la fortune de mon ouvrage', il sera plus approuvé que lu : de pareilles lectures peuvent être un plaisir, elles ne sont jamais un amusement. J'avais conçu le dessein de donner plus d'étendue et de profondeur à quelques endroits de mon Esprit ; j'en suis devenu incapable: mes lectures m'ont affaibli les yeux; et il me semble que ce qu'il me reste encore de lumière n'est que l'aurore du jour où ils se fermeront pour jamais.

Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je le rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma famille, et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l'oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l'Europe et au genre humain, je le regarderais comme un crime.

Je souhaite avoir des manières simples, recevoir des L'Esprit des lois.

services le moins que je puis, et en rendre le plus qu'il m'est possible.

Je n'ai jamais aimé à jouir du ridicule des autres. J'ai été peu difficile sur l'esprit des autres. J'étais ami de presque tous les esprits, et ennemi de presque tous les

cœurs.

J'aime mieux être tourmenté par mon cœur que par mon esprit.

Je fais faire une assez sotte chose: c'est ma généalogie.

DES ANCiens.

J'avoue mon goût pour les anciens; cette antiquité m'enchante, et je suis toujours prêt à dire, avec Pline : « C'est à Athènes que vous allez; respectez les dieux. »

L'ouvrage divin de ce siècle, Télémaque, dans lequel Homère semble respirer, est une preuve sans réplique de l'excellence de cet ancien poëte. Pope seul a senti la grandeur d'Homère.

Sophocle, Euripide, Eschyle, ont d'abord porté le genre d'invention au point que nous n'avons rien changé depuis aux règles qu'ils nous ont laissées; ce qu'ils n'ont pu faire sans une connaissance parfaite de la nature et des passions.

J'ai eu toute ma vie un goût décidé pour les ouvrages des anciens : j'ai admiré plusieurs critiques faites contre eux, mais j'ai toujours admiré les anciens. J'ai étudié mon goût, et j'ai examiné si ce n'était point un de ces goûts malades sur lesquels on ne doit faire aucun fond; mais plus j'ai examiné, plus j'ai senti que j'avais raison d'avoir senti comme j'ai senti.

Les livres anciens sont pour les auteurs, les nouveaux pour les lecteurs.

Plutarque me charme toujours : il y a des circonstances attachées aux personnes, qui font grand plaisir.

Qu'Aristote ait été précepteur d'Alexandre, ou que Platon ait été à la cour de Syracuse, cela n'est rien pour leur gloire la réputation de leur philosophie a absorbé tout.

Cicéron, selon moi, est un des plus grands esprits qui aient jamais été : l'âme toujours belle lorsqu'elle n'était pas faible.

Deux chefs-d'œuvre : la mort de César dans Plutarque, et celle de Néron dans Suétone. Dans l'une, on commence par avoir pitié des conjurés qu'on voit en péril, et ensuite de César qu'on voit assassiné. Dans celle de Néron, on est étonné de le voir obligé par degrés de se tuer sans aucune cause qui l'y contraigne, et cependant de façon à ne pouvoir l'éviter.

Virgile, inférieur à Homère par la grandeur et la variété des caractères, par l'invention admirable, l'égale par la beauté de la poésie.

Belle parole de Sénèque : Sic præsentibus utaris voluptatibus, ut futuris non noceas.

La même erreur des Grecs inondait toute leur philosophie; mauvaise physique, mauvaise morale, mauvaise métaphysique. C'est qu'ils ne sentaient pas la différence qu'il y a entre les qualités positives et les qualités relatives. Comme Aristote s'est trompé avec son sec, son humide, son chaud, son froid, Platon et Socrate se sont trompés avec leur beau, leur bon, leur sage: grande découverte qu'il n'y avait pas de qualité positive.

Les termes de beau, de bon, de noble, de grand, de

parfait, sont des attributs des objets, lesquels sont relatifs aux êtres qui les considèrent. Il faut bien se mettre ce principe dans la tête; il est l'éponge de presque tous les préjugés : c'est le fléau de la philosophie ancienne, de la physique d'Aristote, de la métaphysique de Platon : et si on lit les dialogues de ce philosophe, on trouvera qu'ils ne sont qu'un tissu de sophismes faits par l'ignorance de ce principe. Malebranche est tombé dans mille sophismes pour l'avoir ignoré.

Jamais philosophe n'a mieux fait sentir aux hommes les douceurs de la vertu et la dignité de leur être que Marc-Antonin: le cœur est touché, l'âme agrandie, l'esprit élevé.

Plagiat avec très-peu d'esprit on peut faire cette objection-là. Il n'y a plus d'originaux, grâce aux petits génies. Il n'y a pas de poëte qui n'ait tiré toute sa philosophie des anciens. Que deviendraient les commentateurs sans ce privilége? Ils ne pourraient pas dire : « Horace a dit ceci... Ce passage se rapporte à tel autre de Théocrite, où il est dit... » Je m'engage de trouver dans Cardan les pensées de quelque auteur que ce soit, le moins subtil. On aime à lire les ouvrages des anciens pour voir d'autres préjugés.

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Il faut réfléchir sur la Politique d'Aristote et sur les deux Républiques de Platon, si l'on veut avoir une juste idée des lois et des mœurs des anciens Grecs.

Les chercher dans leurs historiens, c'est comme si nous voulions trouver les nôtres en lisant les guerres de Louis XIV.

République de Platon, pas plus idéale que celle de Sparte.

MONSTESQUIEU.

19

Pour juger les hommes, il faut leur passer les préjugés de leur temps.

DES MODErnes.

Nous n'avons pas d'auteur tragique qui donne à l'âme de plus grands mouvements que Crébillon, qui nous arrache plus à nous-mêmes, qui nous remplisse plus de la vapeur du dieu qui l'agite: il vous fait entrer dans le transport des bacchantes. On ne saurait juger son ouvrage, parce qu'il commence par troubler cette partie de l'àme qui réfléchit. C'est le véritable tragique de nos jours, le seul qui sache bien exciter la véritable passion de la tragédie, la terreur.

Un ouvrage original en fait toujours construire cinq ou six cents autres : les derniers se servent des premiers à peu près comme les géomètres se servent de formules.

J'ai entendu la première représentation d'Inès de Castro de M. de la Motte. J'ai bien vu qu'elle n'a réussi qu'à force d'être belle, et qu'elle a plu aux spectateurs malgré eux. On peut dire que la grandeur de la tragédie, le sublime et le beau y règnent partout. Il y a un second acte qui, à mon goût, est plus beau que tous les autres : j'y ai trouvé un art souvent caché qui ne se dévoile pas à la première représentation, et je me suis senti plus touché la dernière fois que la première.

Je me souviens qu'en sortant d'une pièce intitulée Ésope à la cour, je fus si pénétré du désir d'être plus honnête homme, que je ne sache pas avoir formé une résolution plus forte; bien différent de cet ancien qui disait qu'il n'était jamais sorti des spectacles aussi vertueux qu'il y était entré. C'est qu'ils ne sont plus la même chose.

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