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siècle nous en ont parlé de même. S'ils avaient dit vrai, les hommes seraient à présent des ours. Il me semble que ce qui fait ainsi raisonner tous les hommes, c'est que nous avons vu nos pères et nos maîtres qui nous corrigeaient. Ce n'est pas tout les hommes ont si mauvaise opinion d'eux, qu'ils ont cru non-seulement que leur esprit et leur âme avaient dégénéré, mais aussi leur corps, et qu'ils étaient devenus moins grands; et non-seulement eux, mais les animaux. On trouve dans les histoires les hommes peints en beau, et on ne les trouve pas tels qu'on les voit.

La raillerie est un discours en faveur de son esprit contre son bon naturel.

Les gens qui ont peu d'affaires sont de très-grands parleurs. Moins on pense, plus on parle : ainsi les femmes parlent plus que les hommes; à force d'oisiveté, elles n'ont point à penser. Une nation où les femmes donnent le ton est une nation parleuse.

Je trouve que la plupart des gens ne travaillent à faire une grande fortune que pour être au désespoir, quand ils l'ont faite, de ce qu'ils ne sont pas d'une illustre naissance.

Il y a autant de vices qui viennent de ce qu'on ne s'estime pas assez, que de ce que l'on s'estime trop.

Dans le cours de ma vie, je n'ai trouvé de gens communément méprisés que ceux qui vivaient en mauvaise compagnie.

Les observations sont l'histoire de la physique; les systèmes en sont la fable.

Plaire dans une conversation vaine et frivole est aujourd'hui le seul mérite: pour cela le magistrat abandonne l'étude des lois; le médecin croit être décrédité par

l'étude de la médecine; on fuit comme pernicieuse toute étude qui pourrait ôter le badinage.

Rire pour rien, et porter d'une maison dans l'autre une chose frivole, s'appelle science du monde. On craindrait de perdre celle-là, si l'on s'appliquait à d'autres.

Tout homme doit être poli, mais aussi il doit étre libre.

La pudeur sied bien à tout le monde; mais il faut savoir la vaincre, et jamais la perdre.

Il faut que la singularité consiste dans une manière fixe de penser qui échappe aux autres; car un homme qui ne saurait se distinguer que par une chaussure particulière serait un sot par tout pays.

On doit rendre aux auteurs qui nous ont paru originaux dans plusieurs endroits de leurs ouvrages, cette justice, qu ils ne se sont point abaissés à descendre jusqu'à la qualité de copistes.

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Il y a trois tribunaux qui ne sont presque jamais d'accord: celui des lois, celui de l'honneur, celui de la religion.

Rien ne raccourcit plus les grands hommes que leur attention à de certains procédés personnels. J'en connais deux qui y ont été absolument insensibles, César et le duc d'Orléans régent.

Je me souviens que j'eus autrefois la curiosité de compter combien de fois j'entendrais faire une petite histoire qui ne méritait certainement pas d'être dite ni retenue : pendant trois semaines qu'elle occupa le monde poli, je l'entendis faire deux cent vingt-cinq fois, dont je fus très-content.

Un fonds de modestie rapporte un très-grand fonds d'intérêt.

Ce sont toujours les aventuriers qui font de grandes choses, et non pas les souverains des grands empires. L'art de la politique rend-il nos histoires plus belles que celles des Romains et des Grecs?

Quand on veut abaisser un général, on dit qu'il est heureux; mais il est beau que sa fortune fasse la fortune publique.

J'ai vu les galères de Livourne et de Venise; je n'y ai pas vu un seul homme triste. Cherchez à présent à vous mettre au cou un morceau de ruban bleu pour être heureux!

Un flatteur est un esclave qui n'est bon pour aucun maître.

LETTRES PERSANES.

QUELQUES RÉFLEXIONS

SUR

LES LETTRES PERSANES'.

Rien n'a plu davantage dans les Lettres persanes que d'y trouver, sans y penser, une espèce de roman. On en voit le commencement, le progrès, la fin : les divers personnages sont placés dans une chaîne qui les lie. A mesure qu'ils font un plus long séjour en Europe, les mœurs de cette partie du monde prennent dans leur tête un air moins merveilleux et moins bizarre; et ils sont plus ou moins frappés de ce bizarre et de ce merveilleux, suivant la différence de leurs caractères. D'un autre côté, le désordre croît dans le sérail d'Asie à proportion de la longueur de l'absence d'Usbek, c'est-à-dire à mesure que la fureur augmente, et que l'amour diminue.

D'ailleurs ces sortes de romans réussissent ordinairement, parce que l'on rend compte soi-même de sa situation actuelle; ce qui fait plus sentir les passions que tous les récits qu'on en pourrait faire. Et c'est une des causes du succès de quelques ouvrages charmants qui ont paru depuis les Lettres persanes.

Enfin, dans les romans ordinaires, les digressions ne peuvent être permises que lorsqu'elles forment elles-mêmes un nouveau roman. On n'y saurait mêler de raisonnements, parce que, aucuns des personnages n'y ayant été assemblés pour raisonner, cela choquerait le dessein et la nature de l'ouvrage. Mais, dans la forme de lettres, où les acteurs ne sont pas choisis, et où les sujets qu'on traite ne sont dépendants d'aucun dessein ou d'aucun plan déjà formé, l'auteur s'est donné l'avantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique et de la morale à un roman, et de lier le tout par une chaîne secrète et en quelque façon inconnue.

Les Lettres persanes eurent d'abord un débit si prodigieux, que les libraires mirent tout en usage pour en avoir des suites. Ils allaient

1 Les Lettres persanes furent données au public en 1721; mais ces réflexions ne parurent qu'en 1784. Montesquieu les plaça au devant d'un supplément contenant onze lettres nouvelles, et quelques changements que nous avons en soin d'indiquer dans le cours de notre édition. (P.)

tirer par la manche tous ceux qu'ils rencontraient : «< Monsieur, disaient-ils, faites-moi des Lettres persanes. »

Mais ce que je viens de dire suffit pour faire voir qu'elles ne sont susceptibles d'aucune suite, encore moins d'aucun mélange avec des lettres écrites d'une autre main, quelque ingénieuses qu'elles puissent être.

Il y a quelques traits que bien des gens ont trouvés bien hardis; mais ils sont priés de faire attention à la nature de cet ouvrage. Les Persans qui doivent y jouer un si grand rôle se trouvaient tout à coup transplantés en Europe, c'est-à-dire dans un autre univers. Il y avait un temps où il fallait nécessairement les représenter pleins d'ignorance et de préjugés: on n'était attentif qu'à faire voir la génération et le progrès de leurs idées. Leurs premières pensées devaient être singulières : il semblait qu'on n'avait rien à faire qu'à leur donner l'espèce de singularité qui peut compatir avec de l'esprit; on n'avait à peindre que le sentiment qu'ils avaient eu à chaque chose qui leur avait paru extraordinaire. Bien loin qu'on pensât à intéresser quelque principe de notre religion, on ne se soupçonnait pas même d'imprudence. C'es traits se trouvent toujours liés avec le sentiment de surprise et d'étonnement, et point avec l'idée d'examen, et encore moins avec celle de critique. En parlant de notre religion, ces Persans ne doivent pas paraître plus instruits que lorsqu'ils parlaient de nos coutumes et de nos usages; et,s'ils trouvent quelquefois nos dogmes singuliers, cette singularité est toujours marquée au coin de la parfaite ignorance des liaisons qu'il y a entre ces dogmes et nos autres vérités.

On fait cette justification par amour pour ces grandes vérités, indépendamment du respect pour le genre humain, que l'on n'a certainement pas voulu frapper par l'endroit le plus tendre. On prie donc le lecteur de ne pas cesser un moment de regarder les traits dont je parle comme des effets de la surprise de gens qui devaient en avoir, ou comme des paradoxes faits par des hommes qui n'étaient pas même en état d'en faire. Il est prié de faire attention que tout l'agrément consistait dans le contraste éternel entre les choses réelles et la manière singulière, naïve ou bizarre, dont elles étaient aperçues. Certainement la nature et le dessein des Lettres persanes sont si à découvert, qu'elles ne tromperont jamais que ceux qui voudront se tromper euxinêmes.

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