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babil éternel; et sitôt qu'ils sont initiés dans ses mystères, la fureur du panégyrique vient les saisir, et ne les quitte plus.

Ce corps a quarante têtes, toutes remplies de figures, de métaphores et d'antithèses, tant de bouches ne parlent presque que par exclamation; ses oreilles veulent toujours être frappées par la cadence et l'harmonie. Pour les yeux, il n'en est pas question: il semble qu'il soit fait pour parler, et non pas pour voir. Il n'est point ferme sur ses pieds; car le temps, qui est son fléau, l'ébranle à tous les instants, et détruit tout ce qu'il a fait. On a dit autrefois que ses mains étaient avides; je ne t'en dirai rien, et je laisse décider cela à ceux qui le savent mieux que moi '.

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que "

Voilà des bizarreries, l'on ne voit point dans notre Perse. Nous n'avons point l'esprit porté à ces établissements singuliers et bizarres; nous cherchons toujours la nature dans nos coutumes simples et nos manières naïves.

De Paris, le 27 de la lune de Zilhagé, 1715.

LXXIV. RICA A USBEK.

A ***

Il y a quelques jours qu'un homme de ma connaissance me dit: Je vous ai promis de vous produire dans les bonnes maisons de Paris; je vous mène à présent chez un grand seigneur qui est un des hommes du royaume qui représentent le mieux.

Que cela veut-il dire, monsieur? est-ce qu'il est plus poli, plus affable qu'un autre? Ce n'est pas cela, me dit-il. Ah! j'entends: il fait sentir à tous les instants la supériorité qu'il

1 S'il est aisé de donner à un homme de mérite un bon ridicule sans que cela tire à conséquence, à plus forte raison à une compagnie littéraite, où les titres et les prétentions sont pêle-mêle, sans que personne se croie solidaire pour la compagnie, ou la compagnie pour personne. Ce tribut, qu'il fallait payer à la gaieté française, ne compromettait pas plus l'Académie que Montesquieu, et n'embarrassa ni l'un ni l'autre, quand l'auteur des Lettres persanes vint prendre la place qui lui était due. (L. H.) — Il fut reçu à l'Académie française le 24 janvier 1728.

a sur tous ceux qui l'approchent; si cela est, je n'ai que faire - d'y aller; je prends déjà condamnation, et je la lui passe tout entière.

Il fallut pourtant marcher, et je vis un petit homme si fier, il prit une prise de tabac avec tant de hauteur, il se moucha si impitoyablement, il cracha avec tant de flegme, il caressa ses chiens d'une manière si offensante pour les hommes, que je ne pouvais me lasser de l'admirer : Ah! bon Dieu ! dis-je en moi-même, si, lorsque j'étais à la cour de Perse, je représentais ainsi, je représentais un grand sot! Il aurait fallu, Usbek, que nous eussions eu un bien mauvais naturel pour aller faire cent petites insultes à des gens qui venaient tous les jours chez nous nous témoigner leur bienveillance. Ils savaient bien que nous étions au-dessus d'eux ; et s'ils l'avaient ignoré, nos bienfaits le leur auraient appris chaque jour. N'ayant rien à faire pour nous faire respecter, nous faisions tout pour nous rendre aimables; nous nous communiquions aux plus petits : au milieu des grandeurs, qui endurcissent toujours, ils nous trouvaient sensibles; ils ne voyaient que notre cœur au-dessus d'eux; nous descendions jusqu'à leurs besoins. Mais lorsqu'il fallait soutenir la majesté du prince dans les cérémonies publiques, lorsqu'il fallait faire respecter la nation aux étrangers, lorsque enfin, dans les occasions périlleuses, il fallait animer les soldats, nous remontions cent fois plus haut que nous n'étions descendus; nous ramenions la fierté sur notre visage, et l'on trouvait quelquefois que nous représentions assez bien.

De Paris, le 15 de la lune de Saphar, 1715.

LXXV. USBEK A RHÉDI.

A Venise.

Il faut que je te l'avoue, je n'ai point remarqué chez les chrétiens cette persuasion vive de leur religion qui se trouve parmi les musulmans. Il y a bien loin chez eux de la profession à la

croyance, de la croyance à la conviction, de la conviction à la pratique. La religion est moins un sujet de sanctification qu'un sujet de disputes qui appartient à tout le monde. Les gens de cour, les gens de guerre, les femmes même, s'élèvent contre les ecclésiastiques, et leur demandent de leur prouver ce qu'ils sont résolus de ne pas croire. Ce n'est pas qu'ils se soient déterminés par raison, et qu'ils aient pris la peine d'examiner la vérité ou la fausseté de cette religion qu'ils rejettent : ce sont des rebelles qui ont senti le joug, et l'ont secoué avant de l'avoir connu. Aussi ne sont-ils pas plus fermes dans leur incrédulité que dans leur foi; ils vivent dans un flux et reflux qui les porte sans cesse de l'un à l'autre. Un d'eux me disait un jour : Je crois l'immortalité de l'âme par semestre; mes opinions dépendent absolument de la constitution de mon corps; selon que j'ai plus ou moins d'esprits animaux, que mon estomac digère bien ou mal, que l'air que je respire est subtil ou grossier, que les viandes dont je me nourris sont légères ou solides, je suis spinosiste, socinien, catholique, impie, ou dévot. Quand le médecin est auprès de mon lit, le confesseur me trouve à son avantage. Je sais bien empêcher la religion de m'affliger quand je me porte bien; mais je lui permets de me consoler quand je suis malade : lorsque je n'ai plus rien à espérer d'un côté, la religion se présente et me gagne par ses promesses; je veux bien m'y livrer, et mourir du côté de l'espérance.

Il y a longtemps que les princes chrétiens affranchirent tous les esclaves de leurs États, parce, disaient-ils, que le christianisme rend tous les hommes égaux. Il est vrai que cet acte de religion leur était très-utile: ils abaissaient par là les seigneurs, de la puissance desquels ils retiraient le bas peuple. Ils ont ensuite fait des conquêtes dans des pays où ils ont vu⚫qu'il leur était avantageux d'avoir des esclaves; ils ont permis d'en acheter et d'en vendre, oubliant ce principe de religion qui les touchait tant. Que veux-tu que je te dise? vérité dans un temps, erreur dans un autre. Que ne faisons-nous

MONTESQUIEU.

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comme les chrétiens? Nous sommes bien simples de refuser des établissements et des conquêtes faciles dans des climats heureux', parce que l'eau n'y est pas assez pure pour nous laver selon les principes du saint Alcoran!

Je rends grâces au Dieu tout-puissant, qui a envoyé Hali son grand prophète, de ce que je professe une religion qui se fait préférer à tous les intérêts humains, et qui est pure comme le ciel, dont elle est descendue.

De Paris, le 13 de la lune de Saphar, 1715.

LXXVI. USBEK A SON AMI IBBEN.

A Smyrne.

Les lois sont furieuses en Europe contre ceux qui se tuent eux-mêmes. On les fait mourir, pour ainsi dire, une seconde fois; ils sont traînés indignement par les rues; on les note d'infamie; on confisque leurs biens.

Il me paraît, Ibben, que ces lois sont bien injustes. Quand je suis accablé de douleur, de misère, de mépris, pourquoi veut-on m'empêcher de mettre fin à mes peines, et me priver cruellement d'un remède qui est en mes mains?

Pourquoi veut-on que je travaille pour une société dont je consens de n'être plus; que je tienne malgré moi une convention qui s'est faite sans moi? La société est fondée sur un avantage mutuel; mais lorsqu'elle me devient onéreuse, qui m'empêche d'y renoncer? La vie m'a été donnée comme une faveur; je puis donc la rendre lorsqu'elle ne l'est plus la cause cesse, l'effet doit donc cesser aussi.

Le prince veut-il que je sois son sujet quand je ne retire point les avantages de la sujétion? Mes concitoyens peuventils demander ce partage inique de leur utilité et de mon đé

Les mahométans ne se soucient point de prendre Venise, parce qu'ils n'y trouveraient point d'eau pour leurs purifications. Voyez ci-devant la lettre XXXI.

sespoir? Dieu, différent de tous les bienfaiteurs, veut-il me condamner à recevoir des grâces qui m'accablent?

Je suis obligé de suivre les lois quand je vis sous les lois; mais quand je n'y vis plus, peuvent-elles me lier encore?

Mais, dira-t-on, vous troublez l'ordre de la Providence. Dieu a uni votre âme avec votre corps, et vous l'en séparez : vous vous opposez donc à ses desseins, et vous lui résistez.

Que veut dire cela? troublé-je l'ordre de la Providence lorsque je change les modifications de la matière, et que je rends carrée une boule que les premières lois du mouvement, c'est-à-dire les lois de la création et de la conservation, avaient faite ronde? Non sans doute : je ne fais qu'user du droit qui m'a été donné ; et, en ce sens, je puis troubler à ma fantaisie toute la nature, sans que l'on puisse dire que je m'oppose à la Providence.

Lorsque mon âme sera séparée de mon corps, y aura-t-il moins d'ordre et moins d'arrangement dans l'univers ? Croyezvous que cette nouvelle combinaison soit moins parfaite et moins dépendante des lois générales, que le monde y ait perdu quelque chose, et que les ouvrages de Dieu soient moins grands, ou plutôt moins immenses?

Croyez-vous que mon corps, devenu un épi de blé, un ver, un gazon, soit changé en un ouvrage de la nature moins digne d'elle, et que mon âme, dégagée de tout ce qu'elle avait de terrestre, soit devenue moins sublime?

Toutes ces idées, mon cher Ibben, n'ont d'autre source que notre orgueil. Nous ne sentons point notre petitesse; et, malgré qu'on en ait, nous voulons être comptés dans l'univers, y figurer, et y être un objet important. Nous nous imaginons que l'anéantissement d'un être aussi parfait que nous dégraderait toute la nature; et nous ne concevons pas qu'un homme de plus ou de moins dans le monde, que dis-je? tous les hommes ensemble, cent millions de terres comme la nôtre, ne sont qu'un atome subtil et délié que Dieu n'aperçoit qu'à cause de l'immensité de ses connaissances.

A Paris, le 15 de la lune de Saphar, 1715.

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