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vait voir un de ses compatriotes qu'il ne ressentit le plaisir d'être son bienfaiteur; il comptait le nombre de ses services par celui de ses concitoyens. Tout homme est capable de faire du bien à un homme; mais c'est ressembler aux dieux que de contribuer au bonheur d'une société entière.

Mais cette noble émulation ne doit-elle point être entièrement éteinte dans le cœur de vos Persans, chez qui les emplois et les dignités ne sont que des attributs de fantaisie du souverain? La réputation et la vertu y sont regardées comme imaginaires, si elles ne sont accompagnées de la faveur du prince, avec laquelle elles naissent et meurent de même. Un homme qui a pour lui l'estime publique n'est jamais sûr de ne pas être déshonoré demain. Le voilà aujourd'hui général d'armée peut-être que le prince le va faire son cuisinier, et qu'il n'aura plus à espérer d'autre éloge que celui d'avoir fait un bon ragoût.

De Paris, le 15 de la lune de Gemmadi 2, 1715.

XCI. USBEK AU MÊME.

A Smyrne.

De cette passion générale que la nation française a pour la gloire, il s'est formé dans l'esprit des particuliers un certain je ne sais quoi qu'on appelle point d'honneur : c'est proprement le caractère de chaque profession; mais il est plus marqué chez les gens de guerre, et c'est le point d'honneur par excellence. Il me serait bien difficile de te faire sentir ce que c'est; car nous n'en avons point précisément d'idée.

Autrefois les Français, surtout les nobles, ne suivaient guère d'autres lois que celles de ce point d'honneur : elles réglaient toute la conduite de leur vie ; et elles étaient si sé→ vères qu'on ne pouvait, sans une peine plus cruelle que la mort, je ne dis pas les enfreindre, mais en éluder la plus petite disposition.

Quand il s'agissait de régler les différends, elles ne pres

crivaient guère qu'une manière de décision, qui était le duel, qui tranchait toutes les difficultés; mais ce qu'il y avait de mal, c'est que souvent le jugement se rendait entre d'autres parties que celles qui y étaient intéressées 1.

Pour peu qu'un homme fût connu d'un autre, il fallait qu'il entrât dans la dispute, et qu'il payât de sa personne, comme s'il avait été lui-même en colère. Il se sentait toujours honoré d'un tel choix et d'une préférence si flatteuse; et tel qui n'aurait pas voulu donner quatre pistoles à un homme pour le sauver de la potence, lui et toute sa famille, ne faisait aucune difficulté d'aller risquer pour lui mille fois sa vie.

Cette manière de décider était assez mal imaginée; car de ce qu'un homme était plus adroit ou plus fort qu'un autre, il ne s'ensuivait pas qu'il eût de meilleures raisons.

Aussi les rois l'ont-ils défendue sous des peines très-sévères; mais c'est en vain : l'honneur, qui veut toujours régner, se révolte, et il ne reconnaît point de lois.

Ainsi les Français sont dans un état bien violent, car les mêmes lois de l'honneur obligent un honnête homme de se venger quand il a été offensé; mais, d'un autre côté, la justice le punit des plus cruelles peines lorsqu'il se venge. Si l'on suit les lois de l'honneur, on périt sur un échafaud; si l'on suit celles de la justice, on est banni pour jamais de la société des hommes : il n'y a donc que cette cruelle alternative, ou de mourir, ou d'être indigne de vivre.

De Paris, le 18 de la lune de Gemmadi 2, 1715.

XCII. USBEK A RUSTAN.

A Ispahan.

Il paraît ici un personnage travesti en ambassadeur de Perse, qui se joue insolemment des deux plus grands rois du monde. Il apporte au monarque des Français des présents

On se faisait ordinairement représenter par des champions mercenaires. (P.)

que le nôtre ne saurait donner à un roi d'Irimette ou de Géorgie; et, par sa lâche avarice, il a flétri la majesté des deux empires.

Il s'est rendu ridicule devant un peuple qui prétend être le plus poli de l'Europe, et il a fait dire en Occident que le roi des rois ne domine que sur des barbares.

Il a reçu des honneurs qu'il semblait avoir voulu se faire refuser lui-même; et, comme si la cour de France avait eu plus à cœur la grandeur persane que lui, elle l'a fait paraître avec dignité devant un peuple dont il est le mépris.

Ne dis point ceci à Ispahan : épargne la tête d'un malheureux. Je ne veux pas que nos ministres le punissent de leur propre imprudence et de l'indigne choix qu'ils ont fait.

De Paris, le dernier de la lune de Gemmadi 2, 1715.

XCIII. USBEK A RHÉDI.

A Venise.

Le monarque qui a si longtemps régné n'est plus1. Il a bien fait parler des gens pendant sa vie; tout le monde s'est tu à sa mort. Ferme et courageux dans ce dernier moment, il a paru ne céder qu'au destin. Ainsi mourut le grand Cha-Abas, après avoir rempli toute la terre de son nom.

Ne crois pas que ce grand événement n'ait fait faire icì que des réflexions morales. Chacun a pensé à ses affaires, et à prendre ses avantages dans ce changement. Le roi, arrièrepetit-fils du monarque défunt, n'ayant que cinq ans, un prince son oncle a été déclaré régent du royaume.

Le feu roi avait fait un testament qui bornait l'autorité du régent. Ce prince habile a été au parlement; et, y exposant tous les droits de sa naissance, il a fait casser la disposition du mo

' Il mourut le Ier septembre 1715.

2 Philippe d'Orléans, petit-fils de Louis XIII. Il mourut le 2 décembre 1723, âgé de cinquante ans. (P.)

narque, qui, voulant se survivre à lui-même, semblait avoir prétendu régner encore après sa mort.

Les parlements ressemblent à ces ruines que l'on foule aux pieds, mais qui rappellent toujours l'idée de quelque temple fameux par l'ancienne religion des peuples. Ils ne se mêlent guère plus que de rendre la justice; et leur autorité est toujours languissante, à moins que quelque conjoncture imprévue ne vienne lui rendre la force et la vie. Ces grands corps ont suivi le destin des choses humaines : ils ont cédé au temps, qui détruit tout; à la corruption des mœurs, qui a tout affaibli; à l'autorité suprême, qui a tout abattu.

Mais le régent, qui a voulu se rendre agréable au peuple, a paru d'abord respecter cette image de la liberté publique; et, comme s'il avait pensé à relever de terre le temple et l'idole, il a voulu qu'on les regardât comme l'appui de la monarchie et le fondement de toute autorité légitime.

A Paris, le 4 de la lune de Rhégeb, 1715.

XCIV. USBEK A SON FRÈRE,

SANTON AU MONASTÈRE DE CASBIN.

Je m'humilie devant toi, sacré santon, et je me prosterne ; je regarde les vestiges de tes pieds comme la prunelle de mes yeux. Ta sainteté est si grande, qu'il semble que tu aies le cœur de notre saint prophète; tes austérités étonnent le ciel même; les anges t'ont regardé du sommet de la gloire, et ont dit: Comment est-il encore sur la terre, puisque son esprit est avec nous, et vole autour du trône qui est soutenu par les nuées ?

Et comment ne t'honorerais-je pas, moi qui ai appris de nos docteurs que les dervis, même infidèles, ont toujours un caractère de sainteté qui les rend respectables aux vrais croyants; et que Dieu s'est choisi dans tous les coins de la terre des ames plus pures que les autres, qu'il a séparées du monde impie, afin que leurs mortifications et leurs prières ferventes

suspendissent sa colère, prête à tomber sur tant de peuples rebelles?

Les chrétiens disent des merveilles de leurs premiers santons, qui se refugièrent à milliers dans les déserts affreux de la Thébaïde, et eurent pour chefs Paul, Antoine et Pacôme. Si ce qu'ils en disent est vrai, leurs vies sont aussi pleines de prodiges que celles de nos plus sacrés immaums. Ils passaient quelquefois dix ans entiers sans voir un seul homme; mais ils habitaient la nuit et le jour avec des démons : ils étaient sans cesse tourmentés par ces esprits malins; ils les trouvaient au lit, ils les trouvaient à table; jamais d'asile contre eux. Si tout ceci est vrai, santon vénérable, il faudrait avouer que personne n'aurait jamais vécu en plus mauvaise compagnie.

Les chrétiens sensés regardent toutes ces histoires comme une allégorie bien naturelle, qui nous peut servir à nous faire sentir le malheur de la condition humaine. En vain cherchonsnous dans le désert un état tranquille, les tentations nous suivent toujours; nos passions, figurées par les démons, ne nous quittent point encore; ces monstres du cœur, ces illusions de l'esprit, ces vains fantômes de l'erreur et du mensonge, se montrent toujours à nous pour nous séduire, et nous attaquent jusque dans les jeûnes et les cilices, c'est-à-dire jusque dans notre force même.

Pour moi, santon vénérable, je sais que l'envoyé de Dieu a enchaîné Satan, et l'a précipité dans les abîmes : il a purifié la terre, autrefois pleine de son empire, et l'a rendue digne du séjour des anges et des prophètes.

A Paris, le 9 de la lune de Chahban, 1715.

XCV. USBEK A RHÉDI.

A Venise.

Je n'ai jamais ouï parler du droit public, qu'on n'ait commencé par rechercher soigneusement quelle est l'origine des sociétés ; ce qui me paraît ridicule. Si les hommes n'en for

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