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maient point, s'ils se quittaient et se fuyaient les uns les autres, il faudrait en demander la raison, et chercher pourquoi ils se tiennent séparés : mais ils naissent tous liés les uns aux autres ; un fils est né auprès de son père, et il s'y tient: voilà la société et la cause de la société.

Le droit public est plus connu en Europe qu'en Asie; cependant on peut dire que les passions des princes, la patience des peuples, la flatterie des écrivains, en ont corrompu tous les principes.

Ce droit, tel qu'il est aujourd'hui, est une science qui apprend aux princes jusqu'à quel point ils peuvent violer la justice sans choquer leurs intérêts. Quel dessein, Rhédi, de vouloir, pour endurcir leur conscience, mettre l'iniquité en système, d'en donner des règles, d'en former des principes, et d'en tirer des conséquences!

La puissance illimitée de nos sublimes sultans, qui n'a d'autre règle qu'elle-même, ne produit pas plus de monstres que cet art indigne qui veut faire plier la justice, tout inflexible qu'elle est.

On dirait, Rhédi, qu'il y a deux justices toutes différentes : l'une qui règle les affaires des particuliers, qui règne dans le droit civil; l'autre qui règle les différends qui surviennent de peuple à peuple, qui tyrannise dans le droit public : comme si le droit public n'était pas lui-même un droit civil, non pas à la vérité d'un pays particulier, mais du monde.

Je t'expliquerai dans une autre lettre mes pensées làdessus.

De Paris, le 1er de la lune de Zilhagé, 1716.

XCVI. USBEK AU MÊME.

Les magistrats doivent rendre la justice de citoyen à citoyen : chaque peuple la doit rendre lui-même de lui à un autre peuple. Dans cette seconde distribution de justice, on ne peut employer d'autres maximes que dans la première.

De peuple à peuple, il est rarement besoin de tiers pour juger, parce que les sujets de disputes sont presque toujours clairs et faciles à terminer. Les intérêts de deux nations sont ordinairement si séparés, qu'il ne faut qu'aimer la justice pour la trouver on ne peut guère se prévenir dans sa propre cause. Il n'en est pas de même des différends qui arrivent entre particuliers. Comme ils vivent en société, leurs intérêts sont si mêlés et si confondus, il y en a tant de sortes différentes, qu'il est nécessaire qu'un tiers débrouille ce que la cupidité des parties cherche à obscurcir.

Il n'y a que deux sortes de guerres justes les unes qui se font pour repousser un ennemi qui attaque, les autres pour secourir un allié qui est attaqué.

Il n'y aurait point de justice de faire la guerre pour des querelles particulières du prince, à moins que le cas ne fût si grave qu'il méritât la mort du prince, ou du peuple qui l'a commis. Ainsi un prince ne peut faire la guerre parce qu'on lui aura refusé un honneur qui lui est dû ; ou parce qu'on aura eu quelque procédé peu convenable à l'égard de ses ambassadeurs, et autres choses pareilles; non plus qu'un particulier ne peut tuer celui qui lui refuse le pas. La raison en est que, comme la déclaration de guerre doit être un acte de justice, dans lequel il faut toujours que la peine soit proportionnée à la faute, il faut voir si celui à qui on déclare la guerre mérite la mort: car faire la guerre à quelqu'un, c'est vouloir le punir de mort.

Dans le droit public, l'acte de justice le plus sévère c'est la guerre puisqu'elle peut avoir l'effet de détruire, son but est la destruction de la société.

Les représailles sont du second degré : c'est une loi que les tribunaux n'ont pu s'empêcher d'observer, de mesurer la peine par le crime.

Un troisième acte de justice est de priver un prince des avantages qu'il peut tirer de nous, proportionnant toujours la peine à l'offense.

Le quatrième acte de justice, qui doit être le plus fréquent, est la renonciation à l'alliance du peuple dont on a à se plaindre. Cette peine répond à celle du bannissement établi par les tribunaux, qui retranche les coupables de la société. Ainsi un prince à l'alliance duquel nous renonçons est retranché par là de notre société, et n'est plus un de nos membres.

On ne peut pas faire de plus grand affront à un prince que de renoncer à son alliance, ni lui faire de plus grand honneur que de la contracter. Il n'y a rien parmi les hommes qui leur soit plus glorieux et même plus utile que d'en voir d'autres toujours attentifs à leur conservation.

Mais pour que l'alliance nous lie, il faut qu'elle soit juste: ainsi une alliance faite entre deux nations pour en opprimer une troisième n'est pas légitime, et on peut la violer sans crime.

Il n'est pas même de l'honneur et de la dignité du prince de s'allier avec un tyran. On dit qu'un monarque d'Égypte fit avertir le roi de Samos de sa cruauté et de sa tyrannie, et le somma de s'en corriger comme il ne le fit pas, il lui envoya dire qu'il renonçait à son amitié et à son alliance.

La conquête ne donne point un droit par elle-même. Lorsque le peuple subsiste, elle est un gage de la paix et de

I VAR. « Le droit de conquête n'est point un droit. Une société ne peut être fondée que sur la volonté des associés, si elle est détruite par la conquête, le peuple redevient libre: il n'y a plus de nouvelle société; et si le vainqueur en veut former, c'est une tyrannie.

« A l'égard des traités de paix, ils ne sont jamais légitimes lorsqu'ils ordonnent une cession ou dédommagement plus considérable que le dommage causé : autrement c'est une pure violence, contre laquelle on peut toujours revenir; à moins que, pour ravoir ce qu'on a perdu, on ne soit obligé de se servir de moyens si violents qu'il en arrive un mal plus grand que le bien que l'on en doit retirer.

Voilà, cher Rhédi, ce que j'appelle le droit public; voilà le droit des gens, ou plutôt celui de la raison. >>

Cette leçon fut changée par l'auteur dans la dernière édition des Lettres persanes (1754); mais jusqu'ici sa correction n'a pas encore été faite exactement le dernier alinéa, quoique supprimé, a été reproduit par les éditeurs modernes. (P.)

la réparation du tort; et, si le peuple est détruit ou dispersé, elle est le monument d'une tyrannie.

Les traités de paix sont si sacrés parmi les hommes, qu'il semble qu'ils soient la voix de la nature qui réclame ses droits. Ils sont tous légitimes lorsque les conditions en sont telles que les deux peuples peuvent se conserver; sans quoi, celle des deux sociétés qui doit périr, privée de sa défense naturelle par la paix, la peut chercher dans la guerre.

Car la nature, qui a établi les différents degrés de force et de faiblesse parmi les hommes, a encore souvent égalé la faiblesse à la force par le désespoir.

A Paris, le 4 de la lune de Zilhagė, 1713.

XCVII. LE PREMIER EUNUQUE A USBEK.

A Paris.

Il est arrivé ici beaucoup de femmes jaunes du royaume de Visapour : j'en ai acheté une pour ton frère le gouverneur de Mazenderan, qui m'envoya il y a un mois son commandement sublime et cent tomans.

Je me connais en femmes, d'autant mieux qu'elles ne me surprennent pas, et qu'en moi les yeux ne sont point troublés par les mouvements du cœur.

Je n'ai jamais vu de beauté si régulière et si parfaite : ses yeux brillants portent la vie sur son visage, et relèvent l'éclat d'une couleur qui pourrait effacer tous les charmes de la Circassie.

Le premier eunuque d'un négociant d'Ispahan la marchan. dait avec moi; mais elle se dérobait dédaigneusement à ses regards, et semblait chercher les miens, comme si elle avait voulu me dire qu'un vil marchand n'était pas. digne d'elle,.et qu'elle était destinée à un plus illustre époux.

1 On dit que le roi de Maroc a dans son sérail des femmes blanches, des femmes noires, des femmes jaunes. Le malheureux ! à peine a-t-il besoin d'une couleur. (Esprit des lois, liv. XVI, ch. vI.)

Je te l'avoue, je sens dans moi-même une joie secrète quand je pense aux charmes de cette belle personne : il me semble que je la vois entrer dans le sérail de ton frère; je me plais à prévoir l'étonnement de toutes ses femmes, la douleur impérieuse des unes, l'affliction muette mais plus douloureuse des autres, la consolation maligne de celles qui n'espèrent plus rien, et l'ambition irritée de celles qui espèrent encore.

Je vais d'un bout du royaume à l'autre faire changer tout un sérail de face. Que de passions je vais émouvoir! que de craintes et de peines je prépare!

Cependant, dans le trouble du dedans, le dehors ne sera pas moins tranquille; les grandes révolutions seront cachées dans le fond du cœur; les chagrins seront dévorés, et les joies contenues; l'obéissance ne sera pas moins exacte, et les règles moins inflexibles; la douceur, toujours contrainte de paraître, sortira du fond même du désespoir.

Nous remarquons que plus nous avons de femmes sous nos yeux, moins elles nous donnent d'embarras. Une plus grande nécessité de plaire, moins de facilité de s'unir, plus d'exemples de soumission, tout cela leur forme des chaînes. Les unes sont sans cesse attentives sur les démarches des autres : il semble que, de concert avec nous, elles travaillent à se rendre plus dépendantes; elles font presque la moitié de notre office, et nous ouvrent les yeux quand nous les fermons. Que dis-je ? elles irritent sans cesse le maître contre leurs rivales, et elles ne voient pas combien elles se trouvent près de celles qu'on punit.

Mais tout cela, magnifique seigneur, tout cela n'est rien sans la présence du maître. Que pouvons-nous faire avec ce vain fantôme d'une autorité qui ne se communique jamais tout entière? Nous ne représentons que faiblement la moitié de toi-même; nous ne pouvons que leur montrer une odieuse sévérité. Toi, tu tempères la crainte par les espérances: plus absolu quand tu caresses, que tu ne l'es quand tu menaces.

Reviens done, magnifique seigneur, reviens dans ces lieux

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