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pour le peuple. Quoique dix rois, qu'il ne connaît que de nom, se soient égorgés l'un après l'autre, il ne sent aucune différence: c'est comme s'il avait été gouverné successivement par des esprits.

Si le détestable parricide 1 de notre grand roi Henri IV avait porté ce coup sur un roi des Indes, maître du sceau royal et d'un trésor immense qui aurait semblé amassé pour lui, il aurait pris tranquillement les rênes de l'empire sans qu'un seul homme eût pensé à réclamer son roi, sa famille et ses enfants.

On s'étonne de ce qu'il n'y a presque jamais de changement dans le gouvernement des princes d'Orient ; et d'où vient cela, si ce n'est de ce qu'il est tyrannique et affreux?

Les changements ne peuvent être faits que par le prince ou par le peuple; mais là les princes n'ont garde d'en faire, parce que dans un si haut degré de puissance ils ont tout ce qu'ils peuvent avoir s'ils changeaient quelque chose, ce ne pourrait être qu'à leur préjudice.

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Quant aux sujets, si quelqu'un d'eux forme quelque résolution, il ne saurait l'exécuter sur l'État; il faudrait qu'il contre-balançât tout à coup une puissance redoutable et toujours unique; le temps lui manque comme les moyens : mais il n'a qu'à aller à la source de ce pouvoir; et il ne lui faut qu'un bras et qu'un instant.

Le meurtrier monte sur le trône pendant que le monarque en descend, tombe, et va expirer à ses pieds.

Un mécontent en Europe songe à entretenir quelque intelligence secrète, à se jeter chez les ennemis, à se saisir de quelque place, à exciter quelques vains murmures parmi les sujets. Un mécontent en Asie va droit au prince, étonne, frappe, renverse: il en efface jusqu'à l'idée ; dans un instant, l'esclave et le maître; dans un instant, usurpateur et légitime.

Malheureux le roi qui n'a qu'une tête ! il semble ne réunir

1 Ravaillac. Il commit son forfait le 14 mai 1610. (P.)

sur elle toute sa puissance que pour indiquer au premier ambitieux l'endroit où il la trouvera tout entière.

A Paris, le 17 de la lune de Rebiab 2, 1717.

CV. USBEK AU MÊME.

Tous les peuples d'Europe ne sont pas également soumis à leurs princes: par exemple, l'humeur impatiente des Anglais ne laisse guère à leur roi le temps d'appesantir son autorité. La soumission et l'obéissance sont les vertus dont ils se piquent le moins. Ils disent là-dessus des choses bien extraordinaires. Selon eux, il n'y a qu'un lien qui puisse attacher les hommes, qui est celui de la gratitude: un mari, une femme, un père et un fils, ne sont liés entre eux que par l'amour qu'ils se portent, ou par les bienfaits qu'ils se procurent; et ces motifs divers de reconnaissance sont l'origine de tous les royaumes et de toutes les sociétés.

Mais si un prince, bien loin de faire vivre ses sujets heureux, veut les accabler et les détruire, le fondement de l'obéissance cesse; rien ne les lie, rien ne les attache à lui; et ils rentrent dans leur liberté naturelle. Ils soutiennent que tout pouvoir sans bornes ne saurait être légitime, parce qu'il n'a jamais pu avoir d'origine légitime. Car nous ne pouvons pas, disent-ils, donner à un autre plus de pouvoir sur nous que nous n'en avons nous-mêmes or nous n'avons pas sur nousmêmes un pouvoir sans bornes; par exemple, nous ne pouvons pas nous ôter la vie : personne n'a donc, concluent-ils, sur la terre un tel pouvoir.

Le crime de lèse-majesté n'est autre chose, selon eux, que le crime que le plus faible commet contre le plus fort en lui désobéissant, de quelque manière qu'il lui désobéisse. Aussi le peuple d'Angleterre, qui se trouva le plus fort contre un de leurs rois, déclara-t-il que c'était un crime de lèse-majesté à un prince de faire la guerre à ses sujets. Ils ont donc grande raison quand ils disent que le précepte de leur Alcoran, qui ordonne

de se soumettre aux puissances, n'est pas bien difficile à suivre, puisqu'il leur est impossible de ne le pas observer; d'autant que ce n'est pas au plus vertueux qu'on les oblige de se soumettre, mais à celui qui est le plus fort.

Les Anglais disent qu'un de leurs rois qui avait vaincu et pris prisonnier un prince qui s'était révolté et lui disputait la couronne, ayant voulu lui reprocher son infidélité et sa perfidie : Il n'y a qu'un moment, dit le prince infortuné, qu'il vient d'être décidé lequel de nous deux est le traître.

Un usurpateur déclare rebelles tous ceux qui n'ont point opprimé la patrie comme lui: et, croyant qu'il n'y a pas de loi là où il ne voit point de juges, il fait révérer comme des arrêts du ciel les caprices du hasard et de la fortune.

A Paris, le 20 de la lune de Rebiab 2, 1717.

CVI. RHÉDI A USBEK.

A Paris.

Tu m'as beaucoup parlé, dans une de tes lettres, des sciences et des arts cultivés en Occident. Tu me vas regarder comme un barbare; mais je ne sais si l'utilité que l'on en retire dédommage les hommes du mauvais usage que l'on en fait tous les jours.

J'ai ouï dire que la seule invention des bombes avait ôté la liberté à tous les peuples d'Europe. Les princes ne pouvant plus confier la garde des places aux bourgeois, qui, à la première bombe, se seraient rendus, ont eu un prétexte pour entretenir de gros corps de troupes réglées, avec lesquelles ils ont dans la suite opprimé leurs sujets.

Tu sais que depuis l'invention de la poudre il n'y a plus de places imprenables; c'est-à-dire, Usbeck, qu'il n'y a plus d'asile sur la terre contre l'injustice et la violence.

Je tremble toujours qu'on ne parvienne à la fin à découvrir quelque secret qui fournisse une voie plus abrégée pour faire périr les hommes, détruire les peuples et les nations entières.

Tu as lu les historiens; fais-y bien attention: presque toutes les monarchies n'ont été fondées que sur l'ignorance des arts, et n'ont été détruites que parce qu'on les a trop cultivés. L'ancien empire de Perse peut nous en fournir un exemple domestique.

Il n'y a pas longtemps que je suis en Europe; mais j'ai ouï parler à des gens sensés des ravages de la chimie. Il semble que ce soit un quatrième fléau qui ruine les hommes et les détruit en détail, mais continuellement; tandis que la guerre, la peste, la famine, les détruisent en gros, mais par intervalles.

Que nous a servi l'invention de la boussole et la découverte de tant de peuples, qu'à nous communiquer leurs maladies plutôt que leurs richesses? L'or et l'argent avaient été établis par une convention générale pour être le prix de toutes les marchandises et un gage de leur valeur, par la raison que ces métaux étaient rares, et inutiles à tout autre usage : que nous importait-il donc qu'ils devinssent plus communs, et que, pour marquer la valeur d'une denrée, nous eussions deux ou trois signes au lieu d'un ? Cela n'en était que plus incommode.

Mais, d'un autre côté, cette invention a été bien pernicieuse aux pays qui ont été découverts. Les nations entières ont été détruites; et les hommes qui ont échappé à la mort ont été réduits à une servitude si rude, que le récit en a fait frémir les musulmans.

Heureuse l'ignorance des enfants de Mahomet! Aimable simplicité si chérie de notre saint prophète, vous me rappelez toujours la naïveté des anciens temps, et la tranquillité qui régnait dans le cœur de nos premiers pères.

A Paris, le 2 de la lune de Rhamazan, 1717.

CVII. USBEK A RHÉDI.

A Venise.

Ou tu ne penses pas ce que tu dis, ou bien tu fais mieux que tu ne penses. Tu as quitté ta patrie pour t'instruire,

et

tu méprises toute instruction: tu viens pour te former dans un pays où l'on cultive les beaux-arts, et tu les regardes comme pernicieux. Te le dirai-je, Rhédi? je suis plus d'accord avec toi que tu ne l'es avec toi-même.

As-tu bien réfléchi à l'état barbare et malheureux où nous entraînerait la perte des arts? Il n'est pas nécessaire de se l'imaginer, on peut le voir. Il y a encore des peuples sur la terre chez lesquels un singe passablement instruit pourrait vivre avec honneur; il s'y trouverait à peu près à la portée des autres habitants on ne lui trouverait point l'esprit singulier, ni le caractère bizarre; il passerait tout comme un autre, et serait distingué même par sa gentillesse.

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Tu dis que les fondateurs des empires ont presque tous ignoré les arts. Je ne te nie pas que des peuples barbares n'aient pu, comme des torrents impétueux, se répandre sur la terre, et couvrir de leurs armées féroces les royaumes les mieux policés. Mais, prends-y garde, ils ont appris les arts ou les ont fait exercer aux peuples vaincus; sans cela leur puissance aurait passé comme le bruit du tonnerre et des tempêtes.

Tu crains, dis-tu, que l'on n'invente quelque manière de destruction plus cruelle que celle qui est en usage. Non : si une fatale invention venait à se découvrir, elle serait bientôt prohibée par le droit des gens; et le consentement unanime des nations ensevelirait cette découverte. Il n'est point de l'intérêt des princes de faire des conquêtes par de pareilles voies : ils doivent chercher des sujets, et non pas des terres.

Tu te plains de l'invention de la poudre et des bombes; tu trouves étrange qu'il n'y ait plus de place imprenable: c'està-dire que tu trouves étrange que les guerres soient aujourd'hui terminées plus tôt qu'elles ne l'étaient autrefois.

Tu dois avoir remarqué, en lisant les histoires, que, depuis l'invention de la poudre, les batailles sont beaucoup moins sanglantes qu'elles ne l'étaient, parce qu'il n'y a presque plus de mêlée.

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