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Et quand il se serait trouvé quelque cas particulier où un art aurait été préjudiciable, doit-on pour cela le rejeter? Penses-tu, Rhédi, que la religion que notre saint prophète a apportée du ciel soit pernicieuse, parce qu'elle servira quelque jour à confondre les perfides chrétiens?

Tu crois que les arts amollissent les peuples, et par là sont cause de la chute des empires. Tu parles de la ruine de celui des anciens Perses, qui fut l'effet de leur mollesse; mais il s'en faut bien que cet exemple décide, puisque les Grecs, qui les subjuguèrent, cultivaient les arts avec infiniment plus de soin qu'eux.

Quand on dit que les arts rendent les hommes efféminés, on ne parle pas du moins des gens qui s'y appliquent, puisqu'ils ne sont jamais dans l'oisiveté, qui, de tous les vices, est celui qui amollit le plus le courage.

Il n'est donc question que de ceux qui en jouissent. Mais comme dans un pays policé ceux qui jouissent des commodités d'un art sont obligés d'en cultiver un autre, à moins que de se voir réduits à une pauvreté honteuse, il s'ensuit que l'oisiveté et la mollesse sont incompatibles avec les arts.

Paris est peut-être la ville du monde la plus sensuelle, et où l'on raffine le plus sur les plaisirs; mais c'est peut-être celle où l'on mène une vie plus dure. Pour qu'un homme vive délicieusement, il faut que cent autres travaillent sans relâche. Une femme s'est mis dans la tête qu'elle devait paraître à une assemblée avec une certaine parure; il faut que dès ce moment cinquante artisans ne dorment plus, et n'aient plus le loisir de boire et de manger : elle commande, et elle est obéie plus promptement que ne serait notre monarque; parce que l'intérêt est le plus grand monarque de la terre.

Cette ardeur pour le travail, cette passion de s'enrichir, passe de condition en condition, depuis les artisans jusqu'aux grands. Personne n'aime à être plus pauvre que celui qu'il vient de voir immédiatement au-dessous de lui. Vous voyez à Paris un homme qui a de quoi vivre jusqu'au jour du juge

ment, qui travaille sans cesse, et court risque d'accourcir ses jours pour amasser, dit-il, de quoi vivre.

Le même esprit gagne la nation; on n'y voit que travail et qu'industrie. Où est donc ce peuple efféminé dont tu parles tant?

Je suppose, Rhédi, qu'on ne souffrît dans un royaume que les arts absolument nécessaires à la culture des terres, qui sont pourtant en grand nombre, et qu'on en bannît tous ceux qui ne servent qu'à la volupté ou à la fantaisie, je le soutiens, cet État serait le plus misérable qu'il y eût au monde.

Quand les habitants auraient assez de courage pour se passer de tant de choses qu'ils doivent à leurs besoins, le peuple dépérirait tous les jours; et l'État deviendrait si faible, qu'il n'y aurait si petite puissance qui ne fût en état de le conquérir.

Je pourrais entrer ici dans un long détail, et te faire voir que les revenus des particuliers cesseraient presque absolument, et par conséquent ceux du prince. Il n'y aurait presque plus de relation de facultés entre les citoyens; cette circulation de richesses et cette progression de revenus, qui vient de la dépendance où sont les arts les uns des autres, cesseraient absolument ; chacun ne tirerait de revenu que de sa terre, et n'en tirerait précisément que ce qu'il lui faut pour ne pas mourir de faim. Mais, comme ce n'est pas la centième partie du revenu d'un royaume, il faudrait que le nombre des habitants diminuât à proportion, et qu'il n'en restât que la centième partie.

Fais bien attention jusqu'où vont les revenus de l'industrie. Un fonds ne produit annuellement à son maître que la vingtième partie de sa valeur; mais, avec une pistole de couleur, un peintre fera un tableau qui lui en vaudra cinquante. On en peut dire de même des orfévres, des ouvriers en laine, en soie, et de toutes sortes d'artisans.

De tout ceci il faut conclure, Rhédi, que pour qu'un prince soit puissant, il faut que ses sujets vivent dans les délices;

il faut qu'il travaille à leur procurer toutes sortes de superfluités avec autant d'attention que les nécessités de la vie.

A Paris, le 14 de la lune de Chalval, 1717.

CVIII. RICA A IBBEN.

A Smyrne.

J'ai vu le jeune monarque. Sa vie est bien précieuse à ses sujets; elle ne l'est pas moins à toute l'Europe, par les grands troubles que sa mort pourrait produire. Mais les rois sont comme les dieux; et, pendant qu'ils vivent, on doit les croire immortels. Sa physionomie est majestueuse, mais charmante une belle éducation semble concourir avec un heureux naturel, et promet déjà un grand prince.

On dit que l'on ne peut jamais connaître le caractère des rois d'Occident jusqu'à ce qu'ils aient passé par les deux grandes épreuves de leur maîtresse et de leur confesseur. On verra bientôt l'un et l'autre travailler à se saisir de l'esprit de celui-ci ; et il se livrera pour cela de grands combats. Car, sous un jeune prince, ces deux puissances sont toujours rivales; mais elles se concilient et se réunissent sous un vieux. Sous un jeune prince, le dervis a un rôle bien difficile à soutenir la force du roi fait sa faiblesse; mais l'autre triomphe également de sa faiblesse et de sa force.

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Lorsque j'arrivai en France, je trouvai le feu roi absolument gouverné par les femmes; et cependant, dans l'âge où il était, je crois que c'était le monarque de la terre qui en avait le moins de besoin. J'entendis un jour une femme qui disait Il faut que l'on fasse quelque chose pour ce jeune colonel, sa valeur m'est connue ; j'en parlerai au ministre. Une autre disait Il est surprenant que ce jeune abbé ait été oublié ; il faut qu'il soit évêque : il est homme de naissance, et je pourrais répondre de ses mœurs. Il ne faut pas pourtant que tu t'imagines que celles qui tenaient ces discours fussent des favorites du prince; elles ne lui avaient peut-être pas parlé

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deux fois en leur vie : chose pourtant très-facile à faire chez les princes européens. Mais c'est qu'il n'y a personne qui ait quelque emploi à la cour, dans Paris ou dans les provinces, qui n'ait une femme par les mains de laquelle passent toutes les grâces et quelquefois les injustices qu'il peut faire. Ces femmes ont toutes des relations les unes avec les autres, et forment une espèce de république dont les membres toujours actifs se secourent et se servent mutuellement : c'est comme un nouvel État dans l'État; et celui qui est à la cour, à Paris, dans les provinces, qui voit agir des ministres, des magistrats, des prélats, s'il ne connaît les femmes qui les gouvernent, est comme un homme qui voit bien une machine qui joue, mais qui n'en connaît point les ressorts.

Crois-tu, Ibben, qu'une femme s'avise d'être la maîtresse d'un ministre pour coucher avec lui? Quelle idée! c'est pour lui présenter cinq ou six placets tous les matins ; et la bonté de leur naturel paraît dans l'empressement qu'elles ont de faire du bien à une infinité de gens malheureux qui leur procurent cent mille livres de rente.

On se plaint en Perse de ce que le royaume est gouverné par deux ou trois femmes : c'est bien pis en France, où les femmes en général gouvernent, et prennent non-seulement en gros, mais même se partagent en détail, toute l'autorité. A Paris, le dernier de la lune de Chalval, 1717.

CIX. USBEK A ***

Il y a une espèce de livres que nous ne connaissons point en Perse, et qui me paraissent ici fort à la mode : ce sont les journaux. La paresse se sent flattée en les lisant; on est ravi de pouvoir parcourir trente volumes en un quart d'heure..

Dans la plupart des livres, l'auteur n'a pas fait les compliments ordinaires, que les lecteurs sont aux abois : il les fait entrer à demi morts dans une matière noyée au milicu d'une mer de paroles. Celui-ci veut s'immortaliser par un

in-douze ; celui-là, par un in-quarto; un autre, qui a de plus belles inclinations, vise à l'in-folio; il faut donc qu'il étende son sujet à proportion; ce qu'il fait sans pitié, comptant pour rien la peine du pauvre lecteur, qui se tue à réduire ce que l'auteur a pris tant de peine à amplifier.

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Je ne sais, *** quel mérite il y a à faire de pareils ouvrages j'en ferais bien autant si je voulais ruiner ma santé et un libraire.

Le grand tort qu'ont les journalistes, c'est qu'ils ne parlent que des livres nouveaux : comme si la vérité était jamais nouvelle ! Il me semble que, jusqu'à ce qu'un homme ait lu tous les livres anciens, il n'a aucune raison de leur préférer les nouveaux.

Mais lorsqu'ils s'imposent la loi de ne parler que des ouvrages encore tout chauds de la forge, ils s'en imposent une autre, qui est d'être très-ennuyeux. Ils n'ont garde de critiquer les livres dont ils font les extraits, quelque raison qu'ils en aient; et, en effet, quel est l'homme assez hardi pour vouloir se faire dix ou douze ennemis tous les mois ?

La plupart des auteurs ressemblent aux poëtes, qui souffriront une volée de coups de bâton sans se plaindre, mais qui, peu jaloux de leurs épaules, le sont si fort de leurs ouvrages, qu'ils ne sauraient soutenir la moindre critique. Il faut donc bien se donner de garde de les attaquer par un endroit si sensible; et les journalistes le savent bien. Ils font donc tout le contraire; ils commencent par louer la matière qui est traitée première fadeur; de là ils passent aux louanges de l'auteur : louanges forcées; car ils ont affaire à des gens qui sont encore en haleine, tout prêts à se faire faire raison, et à foudroyer à coups de plume un téméraire journaliste.

A Paris, le 5 de la lune de Zilcadé, 1718.

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