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ments ont été fréquents sur la terre depuis la création du monde?

Mais toutes les destructions ne sont pas violentes. Nous voyons plusieurs parties de la terre se lasser de fournir à la subsistance des hommes que savons-nous si la terre entière n'a pas des causes générales, lentes, et imperceptibles, de lassitude 1?

J'ai été bien aise de te donner ces idées générales avant de répondre plus particulièrement à ta lettre sur la diminution des peuples, arrivée depuis dix-sept à dix-huit siècles. Je te ferai voir dans une lettre suivante qu'indépendamment des causes physiques il y en a de morales qui ont produit cet effet. A Paris, le 8 de la lune de Chahban, 1718.

CXV. USBEK AU MÊME.

Tu cherches la raison pourquoi la terre est moins peuplée qu'elle ne l'était autrefois; et si tu y fais bien attention, tu verras que la grande différence vient de celle qui est arrivée dans les mœurs.

Depuis que la religion chrétienne et la mahométane ont partagé le monde romain, les choses sont bien changées ; il s'en faut bien que ces deux religions soient aussi favorables à la propagation de l'espèce que celle de ces maîtres de l'univers.

Dans cette dernière, la polygamie était défendue; et en cela elle avait un très-grand avantage sur la religion mahométane : le divorce y était permis; ce qui lui en donnait un autre non moins considérable sur la chrétienne.

Je ne trouve rien de si contradictoire que cette pluralité des femmes permise par le saint Alcoran, et l'ordre de les satisfaire ordonné dans le même livre. Voyez vos femmes, dit le prophète, parce que vous leur êtes nécessaire comme leurs vêtements, et qu'elles vous sont nécessaires comme vos vête'Cet alinéa fut ajouté dans la dernière édition.

ments. Voilà un précepte qui rend la vie d'un véritable musulman bien laborieuse. Celui qui a les quatre femines établies par la loi, et seulement autant de concubines et d'esclaves, ne doit-il pas être accablé de tant de vêtements?

Vos femmes sont vos labourages, dit encore le prophète; approchez-vous donc de vos labourages : faites du bien pour vos âmes, et vous le trouverez un jour.

Je regarde un bon musulman comme un athlète destiné à combattre sans relâche, mais qui, bientôt faible et accablé de ses premières fatigues, languit dans le champ même de la victoire, et se trouve pour ainsi dire enseveli sous ses propres triomphes.

La nature agit toujours avec lenteur, et pour ainsi dire avec épargne : ses opérations ne sont jamais violentes. Jusque dans ses productions elle veut de la tempérance; elle.ne va jamais qu'avec règle et mesure: si on la précipite, elle tombe bientôt dans la langueur; elle emploie toute la force qui lui reste à se conserver, perdant absolument sa vertu productrice et sa puissance générative.

C'est dans cet état de défaillance que nous met toujours ce grand nombre de femmes,-plus propres à nous épuiser qu'à nous satisfaire. Il est très-ordinaire parmi nous de voir un homme dans un sérail prodigieux avec un très-petit nombre d'enfants; ces enfants même sont la plupart du temps faibles et malsains, et se sentent de la langueur de leur père.

Ce n'est pas tout: ces femmes, obligées à une continence forcée, ont besoin d'avoir des gens pour les garder, qui ne peuvent être que des eunuques; la religion, la jalousie, et la raison même, ne permettent pas d'en laisser approcher d'autres ces gardiens doivent être en grand nombre, soit afin de maintenir la tranquillité au dedans parmi les guerres que ces femmes se font sans cesse, soit enfin pour empêcher les entreprises du dehors. Ainsi un homme qui a dix femmes ou concubines n'a pas trop d'autant d'eunuques pour les garder. Mais quelle perte pour la société que ce grand nombre d'hom

mes morts dès leur naissance! quelle dépopulation ne doit-il s'ensuivre!

pas

Les filles esclaves qui sont dans le sérail pour servir avec les eunuques ce grand nombre de femmes, y vieillissent presque toujours dans une affligeante virginité: elles ne peuvent pas se marier pendant qu'elles y restent ; et leurs maîtresses, une fois accoutumées à elles, ne s'en défont presque jamais.

Voilà comment un seul homme occupe lui seul tant de sujets de l'un et l'autre sexe à ses plaisirs, les fait mourir pour l'État, et les rend inutiles à la propagation de l'espèce.

Constantinople et Ispahan sont les capitales des deux plus grands empires du monde : c'est là que tout doit aboutir, et que les peuples, attirés de mille manières, se rendent de toutes parts. Cependant elles périssent d'elles-mêmes, et elles seraient bientôt détruites, si les souverains n'y faisaient venir, presque à chaque siècle, des nations entières pour les repeupler. J'épuiserai ce sujet dans une autre lettre.

A Paris, le 13 de la lune de Chahban, 1718.

CXVI. USBEK AU MÊME.

Les Romains n'avaient pas moins d'esclaves que nous : ils en avaient même plus; mais ils en faisaient un meilleur usage. Bien loin d'empêcher par des voies forcées la multiplication de ces esclaves, ils la favorisaient au contraire de tout leur pouvoir; ils les associaient le plus qu'ils pouvaient par des espèces de mariages. Par ce moyen, ils remplissaient leurs maisons de domestiques de tous les sexes, de tous les âges; et l'État, d'un peuple innombrable.

Ces enfants, qui faisaient à la longue la richesse d'un maître, naissaient sans nombre autour de lui: il était seul chargé de leur nourriture et de leur éducation. Les pères, libres de ce fardeau, suivaient uniquement le penchant de la nature, et multipliaient sans craindre une trop nombreuse famille.

Je t'ai dit que parmi nous tous les esclaves sont occupés à

garder nos femmes, et à rien de plus; qu'ils sont, à l'égard de l'État, dans une perpétuelle léthargie: de manière qu'il faut restreindre à quelques hommes libres, à quelques chefs de famille, la culture des arts et des terres, lesquels même s'y donnent le moins qu'ils peuvent.

Il n'en était pas de même chez les Romains. La république se servait avec un avantage infini de ce peuple d'esclaves. Chacun d'eux avait son pécule, qu'il possédait aux conditions que son maître lui imposait; avec ce pécule il travaillait, et se tournait du côté où le portait son industrie. Celui-ci faisait la banque ; celui-là se donnait au commerce de la mer; l'un vendait des marchandises en détail; l'autre s'appliquait à quelque art mécanique, ou bien affermait et faisait valoir des terres mais il n'y en avait aucun qui ne s'attachât de tout son pouvoir à faire profiter ce pécule, qui lui procurait en même temps l'aisance dans la servitude présente, et l'espérance d'une liberté future : cela faisait un peuple laborieux, animait les arts et l'industrie.

Ces esclaves, devenus riches par leurs soins et leur travail, se faisaient affranchir, et devenaient citoyens. La république se réparait sans cesse, et recevait dans son sein de nouvelles familles, à mesure que les anciennes se détruisaient.

J'aurai peut-être, dans mes lettres suivantes, occasion de te prouver que plus il y a d'hommes dans un État, plus le commerce y fleurit ; je prouverai aussi facilement que plus le commerce y fleurit, plus le nombre des hommes y augmente: ces deux choses s'entr'aident, et se favorisent nécessairement.

Si cela est, combien ce nombre prodigieux d'esclaves, toujours laborieux, devait-il s'accroître et s'augmenter! L'industrie et l'abondance les faisaient naître ; et eux, de leur côté, faisaient naître l'abondance et l'industrie.

A Paris, le 16 de la lune de Chahban, 1718.

CXVII. USBEK AU MÊME.

Nous avons jusqu'ici parlé des pays mahométans, et cherché la raison pourquoi ils étaient moins peuplés que ceux qui étaient soumis à la domination des Romains: examinons à présent ce qui a produit cet effet chez les chrétiens.

Le divorce était permis dans la religion païenne, et il fut défendu aux chrétiens. Ce changement, qui parut d'abord de si petite conséquence, eut insensiblement des suites terribles, et telles qu'on peut à peine les croire.

On ôta non-seulement toute la douceur du mariage, mais aussi l'on donna atteinte à sa fin: en voulant resserrer ses nœuds, on les relâcha; et au lieu d'unir les cœurs, comme on le prétendait, on les sépara pour jamais.

Dans une action si libre, et où le cœur doit avoir tant de part, on mit la gêne, la nécessité, et la fatalité du destin même. On compta pour rien les dégoûts, les caprices, et l'insociabilité des humeurs; on voulut fixer le cœur, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus variable et de plus inconstant dans la nature on attacha sans retour et sans espérance des gens accablés l'un de l'autre, et presque toujours mal assortis; et l'on fit comme ces tyrans qui faisaient lier des hommes vivants à des corps morts.

Rien ne contribuait plus à l'attachement mutuel que la faculté du divorce: un mari et une femme étaient portés à soutenir patiemment les peines domestiques, sachant qu'ils étaient maîtres de les faire finir; et ils gardaient souvent ce pouvoir en main toute leur vie sans en user, par cette seule considération qu'ils étaient libres de le faire.

Il n'en est pas de même des chrétiens, que leurs peines présentes désespèrent pour l'avenir. Ils ne voient dans les désagréments du mariage que leur durée, et, pour ainsi dire, leur éternité de là viennent les dégoûts, les discordes, les mépris; et c'est autant de perdu pour la postérité. A peine a-t-on trois ans de mariage, qu'on en néglige l'essentiel; on

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