ページの画像
PDF
ePub

brûler quand elle en a envie ! A-t-on jamais vu rien de pareil ? Ma mère, matante, mes sœurs, se sont bien brûlées! Et, quand je vais demander permission à ce maudit gouverneur, il se fâche, et se met à crier comme un enragé.

Il se trouva là, par hasard, un jeune bonze. Homme infidèle, lui dit le gouverneur, est-ce toi qui as mis cette fureur dans l'esprit de cette femme? Non, dit-il, je ne lui ai jamais parlé; mais, si elle m'en croit, elle consommera son sacrifice; elle fera une action agréable au dieu Brama: aussi en sera-t-elle bien récompensée; car elle retrouvera dans l'autre monde son mari, et elle recommencera avec lui un second mariage. Que dites-vous? dit la femme surprise. Je retrouverai mon mari? Ah! je ne me brûle pas. Il était jaloux, chagrin, et d'ailleurs si vieux, que, si le dieu Brama n'a point fait sur lui quelque réforme, sûrement il n'a pas besoin de moi. Me brûler pour lui!... pas seulement le bout du doigt pour le retirer du fond des enfers. Deux vieux bonzes qui me séduisaient, et qui savaient de quelle manière je vivais avec lui, n'avaient garde de me tout dire; mais, si le dieu Brama n'a que ce présent à me faire, je renonce à cette béatitude. Monsieur le gouverneur, je me fais mahométanc. Et pour vous, dit-elle en regardant le bonze, vous pouvez, si vous voulez, aller dire à mon mari que je me porte fort bien,

A Paris, le 2 de la lune de Chalval, 1718.

CXXVII. RICA A USBEK.

A ***.

Je t'attends ici demain : cependant je t'envoie tes lettres d'Ispahan. Les miennes portent que l'ambassadeur du Grand Mogol a reçu ordre de sortir du royaume. On ajoute qu'on a fait arrêter le prince, oncle du roi, qui est chargé de son éducation; qu'on l'a fait conduire dans un château, où il est trèsétroitement gardé, et qu'on l'a privé de tous ses honneurs. Je suis touché du sort de ce prince, et je le plains.

Je te l'avoue, Usbek, je n'ai jamais vu couler les larmes de personne sans être attendri: je sens de l'humanité pour les malheureux, comme s'il n'y avait qu'eux qui fussent hommes; et les grands même, pour lesquels je trouve dans mon cœur de la dureté quand ils sont élevés, je les aime sitôt qu'ils tombent.

En effet, qu'ont-ils affaire, dans la prospérité, d'une inutile tendresse ? elle approche trop de l'égalité. Ils aiment bien mieux du respect, qui ne demande point de retour. Mais, sitôt qu'ils sont déchus de leur grandeur, il n'y a que nos plaintes qui puissent leur en rappeler l'idée.

Je trouve quelque chose de bien naïf, et même de bien grand, dans les paroles d'un prince qui, près de tomber entre les mains de ses ennemis, voyant ses courtisans autour de lui qui pleuraient: Je sens, leur dit-il, à vos larmes que je suis encore votre roi.

A Paris, le 3 de la lune de Chalval, 1718.

CXXVIII. RICA A IBBEN.

A Smyrne.

Tu as ouï parler mille fois du fameux roi de Suède 1. Il assiégeait une place dans un royaume qu'on nomme la Norwége: comme il visitait la tranchée, seul avec un ingénieur, il a reçu un coup dans la tête, dont il est mort. On a fait surle-champ arrêter son premier ministre : les états se sont assemblés, et l'ont condamné à perdre la tête.

Il était accusé d'un grand crime : c'était d'avoir calomnié la nation, et de lui avoir fait perdre la confiance de son roi, forfait qui, selon moi, mérite mille morts.

I Charles XII. Il fut tué au siége de Fredericshall, le 12 décembre 1718, à l'âge de trente-six ans. « Il n'était point Alexandre, mais il aurait été le meilleur soldat d'Alexandre. » (Voyez l'Esprit des Lois, liv. X, ch. XII.) (P.)

2 Le baron de Gortz. (P.)

Car enfin, si c'est une mauvaise action de noircir dans l'esprit du prince le dernier de ses sujets, qu'est-ce lorsque l'on noircit la nation entière, et qu'on lui ôte la bienveillance de celui que la Providence a établi pour faire son bonheur? Je voudrais que les hommes parlassent aux rois comme les anges parlent à notre saint prophète.

Tu sais que dans les banquets sacrés, où le seigneur des seigneurs descend du plus sublime trône du monde pour se communiquer à ses esclaves, je me suis fait une loi sévère de captiver une langue indocile; on ne m'a jamais vu abandonner une seule parole qui pût être amère au dernier de ses sujets. Quand il m'a fallu cesser d'être sobre, je n'ai point cessé d'être honnête homme; et, dans cette épreuve de notre fidélité, j'ai risqué ma vie, et jamais ma vertu.

Je ne sais comment il arrive qu'il n'y a presque jamais de prince si méchant, que son ministre ne le soit encore davantage; s'il fait quelque action mauvaise, elle a presque toujours été suggérée; de manière que l'ambition des princes n'est jamais si dangereuse que la bassesse d'âme de ses conseillers. Mais comprends-tu qu'un homme qui n'est que d'hier dans le ministère, qui peut-être n'y sera pas demain, puisse devenir dans un moment l'ennemi de lui-même, de sa famille, de sa patrie, et du peuple qui naîtra à jamais de celui qu'il va faire opprimer?

Un prince a des passions: le ministre les remue; c'est de ce côté-là qu'il dirige son ministère ; il n'a point d'autre but, ni n'en veut connaître. Les courtisans le séduisent par leurs louanges; et lui le flatte plus dangereusement par ses conseils, par les desseins qu'il lui inspire, et par les maximes qu'il lui propose.

A Paris, le 25 de la lune de Saphar, 1719

CXXIX. RICA A USBEK.

A ***.

Je passais l'autre jour sur le Pont-Neuf avec un de mes amis il rencontra un homme de sa connaissance, qu'il me dit être un géomètre; et il n'y avait rien qui n'y parût, car il était dans une rêverie profonde; il fallut que mon ami le tirât longtemps par la manche, et le secouât pour le faire descendre jusqu'à lui, tant il était occupé d'une courbe qui le tourmentait peut-être depuis plus de huit jours. Ils se firent tous deux beaucoup d'honnêtetés, et s'apprirent réciproquement quelques nouvelles littéraires. Ces discours les menèrent jusque sur la porte d'un café où j'entrai avec eux.

Je remarquai que notre géomètre y fut reçu de tout le monde avec empressement, et que les garçons du café en faisaient beaucoup plus de cas que de deux mousquetaires qui étaient dans un coin. Pour lui, il parut qu'il se trouvait dans un lieu agréable; car il dérida un peu son visage, et se mit à rire comme s'il n'avait pas eu la moindre teinture de géométrie.

Cependant son esprit régulier toisait tout ce qui se disait dans la conversation. Il ressemblait à celui qui, dans un jardin, coupait avec son épée la tête des fleurs qui s'élevaient audessus des autres 1. Martyr de sa justesse, il était offensé d'une saillie, comme une vue délicate est offensée par une lumière trop vive. Rien pour lui n'était indifférent, pourvu qu'il fût vrai. Aussi sa conversation était-elle singulière. Il était arrivé ce jour-là de la campagne avec un homme qui avait vu un château superbe et des jardins magnifiques; et il n'avait vu, lui, qu'un bâtiment de soixante pieds de long sur trente-cinq

1 Hérodote et Diogène Laerce racontent que Périandre envoya consulter Thrasybule de Milet sur la manière la plus sûre de gouverner ses Etats. Celui-ci, pour toute réponse, mena l'ambassadeur dans un champ, et, prenant son épée, se mit à couper les épis qui s'élevaient au-dessus des autres. Périandre suivit ce conseil sanguinaire, et fit périr tous les hommes qui exerçaient quelque influence à Corinthe. (P.)

de large, et un bosquet barlong de dix arpents: il aurait fort souhaité que les règles de la perspective eussent été tellement observées, que les allées des avenues eussent paru partout de même largeur; et il aurait donné pour cela une méthode infaillible. Il parut fort satisfait d'un cadran qu'il y avait démêlé, d'une structure fort singulière; et il s'échauffa fort contre un savant qui était auprès de moi, qui malheureusement lui demanda si ce cadran marquait les heures babyloniennes. Un nouvelliste parla du bombardement du château de Fontarabie; et il nous donna soudain les propriétés de la ligne que les bombes avaient décrites en l'air; et, charmé de savoir cela, il voulut en ignorer entièrement le succès. Un homme se plaignait d'avoir été ruiné l'hiver d'auparavant par une inondation. Ce que vous me dites là m'est fort agréable, dit alors le géomètre : je vois que je ne me suis pas trompé dans l'observation que j'ai faite, et qu'il est au moins tombé sur la terre deux pouces d'eau plus que l'année passée.

Un moment après il sortit, et nous le suivîmes. Comme il allait assez vite, et qu'il négligeait de regarder devant lui, il fut rencontré directement par un autre homme ils se choquèrent rudement; et de ce coup ils rejaillirent, chacun de son côté, en raison réciproque de leur vitesse et de leurs masses. Quand ils furent un peu revenus de leur étourdissement, cet homme, portant la main sur le front, dit au géomètre Je suis bien aise que vous m'ayez heurté, car j'ai une grande nouvelle à vous apprendre je viens de donner mon Horace au public. Comment! dit le géomètre, il y a deux mille ans qu'il y est. Vous ne m'entendez pas, reprit l'autre : c'est une traduction de cet ancien auteur que je viens de mettre au jour; il y a vingt ans que je m'occupe à faire des traductions.

Quoi! monsieur, dit le géomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez pas! Vous parlez pour les autres, et ils pensent pour vous. Monsieur, dit le savant, croyez-vous que je n'aie pas rendu un grand service au public, de lui rendre la lecture des

« 前へ次へ »