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ce que je ne sais pas. Ils disent de plus qu'il est impossible d'en faire de nouveaux; et cela est encore plus surprenant.

Voici les poëtes dramatiques, qui, selon moi, sont les poëtes par excellence, et les maîtres des passions. Il y en a de deux sortes les comiques, qui nous remuent si doucement; et les tragiques, qui nous troublent et nous agitent avec tant de violence.

Voici les lyriques, que je méprise autant que je fais cas des autres, et qui font de leur art une harmonieuse extravagance.

On voit ensuite les auteurs des idylles et des églogues, qui plaisent même aux gens de cour par l'idée qu'ils leur donnent d'une certaine tranquillité qu'ils n'ont pas, et qu'ils leur montrent dans la condition des bergers.

De tous les auteurs que nous avons vus, voici les plus dangereux : ce sont ceux qui aiguisent les épigrammes, qui sont de petites flèches déliées qui font une plaie profonde, et inaccessible aux remèdes.

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Vous voyez ici des romans qui sont des espèces de poëtes, et qui outrent également le langage de l'esprit et celui du cœur; qui passent leur vie à chercher la nature, et la manquent toujours; et qui font des héros, qui y sont aussi étrangers que les dragons ailés et les hippocentaures.

J'ai vu, lui dis-je, quelques-uns de vos romans ; et, si vous voyiez les nôtres, vous seriez encore plus choqué. Ils sont aussi peu naturels, et d'ailleurs extrêmement gênés par nos mœurs : il faut dix années de passion avant qu'un amant ait pu voir seulement le visage de sa maîtresse. Cependant les auteurs sont forcés de faire passer les lecteurs dans ces ennuyeux préliminaires. Or, il est impossible que les incidents soient variés : on a recours à un artifice pire que le mal même qu'on veut guérir; c'est aux prodiges. Je suis sûr que vous ne

Telle est la véritable leçon. Les éditions de 1721 (la première), 1730, 1744, et 1754 (la dernière), sont uniformes sur ce point. Montesquieu paraît avoir pris ici romans dans le sens de romanciers.

trouverez pas bon qu'une magicienne fasse sortir une armée de dessous terre, qu'un héros, lui seul, en détruise une de cent mille hommes. Cependant voilà nos romans : ces aventures froides et souvent répétées nous font languir, et ces prodiges extravagants nous révoltent.

De Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1719.

CXXXVIII. RICA A IBBEN.

A Smyrne.

Les ministres se succèdent et se détruisent ici comme les saisons; depuis trois ans j'ai vu changer quatre fois de système sur les finances. On lève aujourd'hui, en Perse et en Turquie, les subsides de la même manière que les fondateurs de ces monarchies les levaient : il s'en faut bien qu'il en soit ici de même. Il est vrai que nous n'y mettons pas tant d'esprit que les Occidentaux. Nous croyons qu'il n'y a pas plus de différence entre l'administration des revenus du prince et de ceux d'un particulier qu'il y en a entre compter cent mille tomans ou en compter cent; mais il y a ici bien plus de finesse et de mystère. Il faut que de grands génies travaillent nuit et jour; qu'ils enfantent sans cesse, et avec douleur, de nouveaux projets; qu'ils écoutent les avis d'une infinité de gens qui travaillent pour eux sans en être priés; qu'ils se retirent et vivent dans le fond d'un cabinet impénétrable aux grands et sacré aux petits; qu'ils aient toujours la tête remplie de secrets importants, de desseins miraculeux, de systèmes nouveaux ; et qu'absorbés dans les méditations ils soient privés non-seulement de l'usage de la parole, mais même quelquefois de la politesse.

Dès que le feu roi eut fermé les yeux, on pensa à établir une nouvelle administration. On sentait qu'on était mal, mais on ne savait comment faire pour être mieux. On s'était mal trouvé de l'autorité sans bornes des ministres précédents : on la vou

lut partager. On créa, pour cet effet, six ou sept conseils ; et ce ministère est peut-être celui de tous qui a gouverné la France avec plus de sens : la durée en fut courte, aussi bien que celle du bien qu'il produisit.

La France, à la mort du feu roi, était un corps accablé de mille maux : N*** 1 prit le fer à la main, retrancha les chairs inutiles, et appliqua quelques remèdes topiques; mais il restait toujours un vice intérieur à guérir. Un étranger 2 est venu, qui a entrepris cette cure. Après bien des remèdes violents, il a cru lui avoir rendu son embonpoint, et il l'a seulement rendue bouffie.

Tous ceux qui étaient riches il y a six mois sont à présent dans la pauvreté, et ceux qui n'avaient pas de pain regorgent de richesses. Jamais ces deux extrémités ne se sont touchées de si près. L'étranger a tourné l'État comme un fripier tourne un habit: il fait paraître dessus ce qui était dessous ; et ce qui était dessus, il le met à l'envers. Quelles fortunes inespérées, incroyables même à ceux qui les ont faites! Dieu ne tire pas plus rapidement les hommes du néant. Que de valets servis par leurs camarades, et peut-être demain par leurs maîtres! Tout ceci produit souvent des choses bizarres. Les laquais qui avaient fait fortune sous le règne passé vantent aujourd'hui leur naissance : ils rendent, à ceux qui viennent de quitter leur livrée dans une certaine rue, tout le mépris qu'on avait pour eux il y a six mois; ils crient de toute leur force : << La noblesse est ruinée! Quel désordre dans l'État! quelle confusion dans les rangs! On ne voit que des inconnus faire fortune!» Je te promets que ceux-ci prendront bien leur revanche sur ceux qui viendront après eux, et que, dans trente ans, ces gens de qualité feront bien du bruit.

Le duc de Noailles. (P.) 2 Law était Écossais. (P.)

A Paris, le 1er de la lune de Zilcadé, 1720

CXXXIX. RICA AU MÊME.

Voici un grand exemple de la tendresse conjugale, nonseulement dans une femme, mais dans une reine. La reine de Suède, voulant à toute force associer le prince son époux à la couronne, pour aplanir toutes les difficultés, a envoyé aux états une déclaration par laquelle elle se désiste de la régence, en cas qu'il soit élu.

Il y a soixante et quelques années qu'une autre reine, nommée Christine, abdiqua la couronne pour se donner tout entière à la philosophie. Je ne sais lequel de ces deux exemples nous devons admirer davantage.

Quoique j'approuve assez que chacun se tienne ferme dans le poste où la nature l'a mis, et que je ne puisse louer la faiblesse de ceux qui, se trouvant au-dessous de leur état, le quittent comme par une espèce de désertion, je suis cependant frappé de la grandeur d'âme de ces deux princesses, et de voir l'esprit de l'une et le cœur de l'autre supérieurs à leur fortune. Christine a songé à connaître dans le temps que les autres ne songent qu'à jouir ; et l'autre ne veut jouir que pour mettre tout son bonheur entre les mains de son auguste époux. De Paris, le 27 de la lune de Maharram, 1720.

CXL. RICA A USBEK.

A ***

Le parlement de Paris vient d'être relégué dans une petite ville qu'on appelle Pontoise 2. Le conseil lui a envoyé enregistrer ou approuver une déclaration qui le déshonore; et il l'a enregistrée d'une manière qui déshonore le conseil.

On menace d'un pareil traitement quelques parlements du royaume.

I Ulrique-Eléonore, sœur de Charles XII. (P.)

La cause de son exil fut la résistance qu'il opposa aux mesures désastreuses de Law. (P.)

Ces compagnies sont toujours odieuses; elles n'approchent des rois que pour leur dire de tristes vérités ; et pendant qu'une foule de courtisans leur représentent sans cesse un peuple heureux sous leur gouvernement, elles viennent démentir la flatterie, et apporter au pied du trône les gémissements et les larmes dont elles sont dépositaires.

C'est un pesant fardeau, mon cher Usbek, que celui de la vérité, lorsqu'il faut la porter jusqu'aux princes! Ils doivent bien penser que ceux qui le font y sont contraints, et qu'ils ne se résoudraient jamais à faire des démarches si tristes et si affligeantes pour ceux qui les font, s'ils n'y étaient forcés par leur devoir, leur respect, et même leur amour.

De Paris, le 21 de la lune de Gemmadi I, 1720.

CXLI. RICA AU MÊME.

A ***.

J'irai te voir sur la fin de la semaine. Que les jours couleront agréablement avec toi!

Je fus présenté, il y a quelques jours, à une dame de la cour, qui avait quelque envie de voir ma figure étrangère. Je la trouvai belle, digne des regards de notre monarque, et d'un rang auguste dans le lieu sacré où son cœur repose.

Elle me fit mille questions sur les mœurs des Persans, et sur la manière de vivre des Persanes. Il me parut que la vie du sérail n'était pas de son goût, et qu'elle trouvait de la répugnance à voir un homme partagé entre dix ou douze femmes. Elle ne put voir sans envie le bonheur de l'un, et sans pitié la condition des autres. Comme elle aime la lecture, surtout celle des poëtes et des romans, elle souhaita que je lui parlasse des nôtres. Ce que je lui en dis redoubla sa curiosité : elle me pria de lui faire traduire un fragment de quelques-uns de ceux que j'ai apportés. Je le fis; et je lui envoyai, quelques jours après, un conte persan. Peut-être seras-tu bien aise de le voir travesti.

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