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partements où les femmes d'Ibrahim étaient enfermées. Il avait, en passant, pris les clefs dans la poche de ce jaloux, à qui il s'était rendu invisible. Il entre, et les surprend d'abord avec son air doux et affable; et, bientôt après, il les surprend davantage par ses empressements et par la rapidité de ses entreprises. Toutes eurent leur part de l'étonnement; et elles l'auraient pris pour un songe, s'il y eût eu moins de réalité.

Pendant que ces nouvelles scènes se jouent dans le sérail, Ibrahim heurte, se nomme, tempête, et crie. Après avoir essuyé bien des difficultés, il entre, et jette les eunuques dans un désordre extrême. Il marche à grands pas; mais il recule en arrière, et tombe comme des nues, quand il voit le faux Ibrahim, sa véritable image, dans toutes les libertés d'un maître. Il crie au secours : il veut que les eunuques lui aident à tuer cet imposteur; mais il n'est pas obéi. Il n'a plus qu'une faible ressource, c'est de s'en rapporter au jugement de ses femmes. Dans une heure le faux Ibrahim avait séduit tous ses juges. Il est chassé et traîné indignement hors du sérail, et il aurait reçu la mort mille fois, si son rival n'avait ordonné qu'on lui sauvât la vie. Enfin le nouvel Ibrahim, resté maître du champ de bataille, se montra de plus en plus digne d'un tel choix, et se signala par des miracles jusqu'alors inconnus. Vous ne ressemblez pas à Ibrahim, disaient ces femmes. Dites, dites plutôt que cet imposteur ne me ressemble pas, disait le triomphant Ibrahim: comment faut-il faire pour être votre époux, si ce que je fais ne suffit pas?

Ah! nous n'avons garde de douter, dirent les femmes. Si vous n'êtes pas Ibrahim, il nous suffit que vous ayez si bien mérité de l'être : vous êtes plus Ibrahim en un jour qu'il ne l'a été dans le cours de dix années. Vous me promettez donc, reprit-il, que vous vous déclarerez en ma faveur contre cet imposteur? N'en doutez pas, dirent-elles d'une commune voix; nous vous jurons une fidélité éternelle; nous n'avons été que trop longtemps abusées : le traître ne soupçonnait

point notre vertu, il ne soupçonnait que sa faiblesse; nons voyons bien que les hommes ne sont point faits comme lui; c'est à vous sans doute qu'ils ressemblent. Si vous saviez combien vous nous le faites haïr! Ah! je vous donnerai souvent de nouveaux sujets de haine, reprit le faux Ibrahim : vous ne connaissez point encore tout le tort qu'il vous a fait. Nous jugeons de son injustice par la grandeur de votre vengeance, reprirent-elles. Oui, vous avez raison, dit l'homme divin; j'ai mesuré l'expiation au crime : je suis bien aise que vous soyez contentes de ma manière de punir. Mais, dirent ces femmes, si cet imposteur revient, que ferons-nous? Il lui serait, je crois, difficile de vous tromper, répondit-il : dans la place que j'occupe auprès de vous, on ne se soutient guère par la ruse ; et d'ailleurs je l'enverrai si loin, que vous n'entendrez plus parler de lui. Pour lors je prendrai sur moi le soin de votre bonheur. Je ne serai point jaloux ; je saurai m'assurer de vous sans vous gêner; j'ai assez bonne opinion de mon mérite pour croire que vous me serez fidèles : si vous n'étiez pas vertueuses avee moi, avec qui le seriez-vous? Cette conversation dura longtemps entre lui et ces femmes, qui, plus frappées de la différence des deux Ibrahim que de leur ressemblance, ne songeaient pas même à se faire éclaircir de tant de merveilles. Enfin le mari désespéré revint encore les trouver : il trouva toute sa maison dans la joie, et les femmes plus incrédules que jamais. La place n'était pas tenable pour un jaloux il sortit furieux; et un instant après le faux Ibrahim le suivit, le prit, le transporta dans les airs, et le laissa à quatre cents lieues de là.

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O dieux! dans quelle désolation se trouvèrent ces femmes dans l'absence de leur cher Ibrahim! Déjà leurs eunuques avaient repris leur sévérité naturelle; toute la maison était en larmes; elles s'imaginaient quelquefois que tout ce qui leur était arrivé n'était qu'un songe; elles se regardaient toutes les unes les autres, et se rappelaient les moindres circonstances de ces étranges aventures. Enfin Ibrahim revint, toujours plus

aimable: il leur parut que son voyage n'avait pas été pénible. Le nouveau maître prit une conduite si opposée à celle de l'autre, qu'elle surprit tous les voisins. Il congédia tous les eunuques, rendit sa maison accessible à tout le monde ; il ne voulut pas même souffrir que ses femmes se voilassent. C'était une chose singulière de les voir dans les festins, parmi des hommes, aussi libres qu'eux. Ibrahim crut avec raison que les coutumes du pays n'étaient pas faites pour des citoyens comme lui. Cependant il ne se refusait aucune dépense; il dissipa avec une immense profusion les biens du jaloux, qui, de retour trois ans après des pays lointains où il avait été transporté, ne trouva plus que ses femmes et trente-six enfants.

De Paris, le 26 de la lune de Gemmadi I,

1720.

CXLII. RICA A USBEK.

A ***

Voici une lettre que je reçus hier d'un savant; elle te paraîtra singulière :

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« MONSIEUR,

« Il y a six mois que j'ai recueilli la succession d'un oncle très-riche, qui m'a laissé cinq ou six cent mille livres, et une << maison superbement meublée. Il y a plaisir d'avoir du bien lorsqu'on en sait faire un bon usage. Je n'ai point d'ambition << ni de goût pour les plaisirs; je suis presque toujours enfermé << dans un cabinet, où je mène la vie d'un savant. C'est dans « ce lieu que l'on trouve un curieux amateur de la vénérable antiquité.

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Lorsque mon oncle eut fermé les yeux, j'aurais fort sou« haité de le faire enterrer avec les cérémonies observées par <«<les anciens Grecs et Romains; mais je n'avais pour lors ni lacrymatoires, ni urnes, ni lampes antiques.

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<< Mais depuis je me suis bien pourvu de ces précieuses rare« tés. Il y a quelques jours que je vendis ma vaisselle d'argent

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<< pour acheter une lampe de terre qui avait servi à un philoso« phe stoïcien. Je me suis défait de toutes les glaces dont mon << oncle avait couvert presque tous les murs de ses apparte<< ments, pour avoir un petit miroir un peu fêlé, qui fut autre<< fois à l'usage de Virgile je suis charmé d'y voir ma figure représentée, au lieu de celle du cygne de Mantoue. Ce n'est « pas tout j'ai acheté cent louis d'or cinq ou six pièces de « monnaie de cuivre qui avait cours il y a deux mille ans. Je ne «< sache pas avoir à présent dans ma maison un seul meuble qui n'ait été fait avant la décadence de l'empire. J'ai un petit cabinet de manuscrits fort précieux et fort chers : quoi« que je me tue la vue à les lire, j'aime beaucoup mieux m'en << servir que des exemplaires imprimés, qui ne sont pas si cor<< rects, et que tout le monde a entre les mains. Quoique je ne << sorte presque jamais, je ne laisse pas d'avoir une passion dé<< mesurée de connaître tous les anciens chemins qui étaient du temps des Romains. Il y en a un qui est près de chez moi, qu'un proconsul des Gaules fit faire il y a environ douze <«< cents ans : lorsque je vais à ma maison de campagne, je ne << manque jamais d'y passer, quoiqu'il soit très-incommode, « et qu'il m'allonge de plus d'une lieue; mais ce qui me fait « enrager, c'est qu'on y a mis des poteaux de bois de distance << en distance, pour marquer l'éloignement des villes voisines. « Je suis désespéré de voir ces misérables indices, au lieu << des colonnes milliaires qui y étaient autrefois je ne doute << pas que je ne les fasse rétablir par mes héritiers, et que je « ne les engage à cette dépense par mon testament. Si vous «< avez, monsieur, quelque manuscrit persan, vous me ferez plaisir de m'en accommoder; je vous le payerai tout ce que « vous voudrez, et je vous donnerai, par-dessus le marché, quelques ouvrages de ma façon, par lesquels vous verrez <«< que je ne suis point un membre inutile de la république « des lettres. Vous y remarquerez, entre autres, une disser<«<tation où je prouve que la couronne dont on se servait au«trefois dans les triomphes était de chêne, et non pas de

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laurier; vous en admirerez une autre où je prouve, par de « doctes conjectures tirées des plus graves auteurs grecs, que Cambyse fut blessé à la jambe gauche, et non pas à la << droite; une autre, où je prouve qu'un petit front était une «< beauté très-recherchée par les Romains. Je vous enverrai « encore un volume in-quarto, en forme d'explication d'un « vers du sixième livre de l'Énéide de Virgile. Vous ne recevrez << tout ceci que dans quelques jours; et quant à présent, je me << contente de vous envoyer ce fragment d'un ancien mytho«<logiste grec, qui n'avait point paru jusques ici, et que j'ai « découvert dans la poussière d'une bibliothèque. Je vous << quitte pour une affaire importante que j'ai sur les bras: il << s'agit de restituer un beau passage de Pline le naturaliste, << que les copistes du cinquième siècle ont étrangement défiguré. Je suis, etc. »

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FRAGMENT D'UN ANCIEN MYTHOLOgiste.

« Dans une île près des Orcades, il naquit un enfant qui « avait pour père Éole, dieu des vents, et pour mère une nymphe de Calédonie. On dit de lui qu'il apprit tout seul à <«< compter avec ses doigts, et que, dès l'âge de quatre ans, il « distinguait si parfaitement les métaux, que sa mère ayant «< voulu lui donner une bague de laiton au lieu d'une d'or, il « reconnut la tromperie, et la jeta par terre.

« Dès qu'il fut grand, son père lui apprit le secret d'enfer<< mer les vents dans une outre, qu'il vendait ensuite à tous « les voyageurs ; mais comme la marchandise n'était pas fort prisée dans son pays, il le quitta, et se mit à courir le « monde en compagnie de l'aveugle dieu du hasard.

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<< Il apprit dans ses voyages que, dans la Bétique, l'or re<«<luisait de toutes parts: cela fit qu'il y précipita ses pas. Il y << fut fort mal reçu de Saturne, qui régnait pour lors; mais ce << dieu ayant quitté la terre, il s'avisa d'aller dans tous les carrefours, où il criait sans cesse d'une voix rauque : Peu

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ples de Bétique, vous croyez être riches parce que vous avez

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