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de tout il sent bien qu'il n'a rien à perdre en négligences.

L'approbation universelle est plus ordinairement pour l'homme médiocre. On est charmé de donner à celui-ci ; on est enchanté d'ôter à celui-là. Pendant que l'envie fond sur l'un, et qu'on ne lui pardonne rien, on supplée tout en faveur de l'autre la vanité se déclare pour lui.

Mais si un homme d'esprit a tant de désavantages, que dirons-nous de la dure condition des savants?

Je n'y pense jamais que je ne me rappelle une lettre d'un d'eux à un de ses amis. La voici.

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■ MONSIEUR.

« Je suis un homme qui m'occupe toutes les nuits à regarder, avec des lunettes de trente pieds, ces grands corps qui « roulent sur nos têtes; et quand je veux me délasser, je prends mes petits microscopes, et j'observe un ciron ou une << mite.

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« Je ne suis point riche, et je n'ai qu'une seule chambre ; « je n'ose même y faire du feu, parce que j'y tiens mon « thermomètre, et que la chaleur étrangère le ferait hausser. « L'hiver dernier, je pensai mourir de froid; et quoique mon thermomètre, qui était au plus bas degré, m'avertît que mes << mains allaient se geler, je ne me dérangeai point; et j'ai la «< consolation d'être instruit exactement des changements de temps les plus insensibles de toute l'année passée.

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« Je me communique fort peu, et de tous les gens que je << vois je n'en connais aucun. Mais il y a un homme à Stock

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holm, un autre à Leipsick, un autre à Londres que je n'ai jamais vus, et que je ne verrai sans doute jamais, avec les« quels j'entretiens une correspondance si exacte, que je ne << laisse pas passer un courrier sans leur écrire.

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« Mais quoique je ne connaisse personne dans mon quar tier, je suis dans une si mauvaise réputation, que je serai « à la fin obligé de le quitter. Il y a cinq ans que je fus rude<< ment insulté par une de mes voisines, pour avoir fait la

« dissection d'un chien qu'elle prétendait lui appartenir. La « femme d'un boucher, qui se trouva là, se mit de la par<< tie; et, pendant que celle-là m'accablait d'injures, celle-ci << m'assommait à coups de pierres, conjointement avec le a docteur qui était avec moi, et qui reçut un coup ter<< rible sur l'os frontal et occipital, dont le siége de su raison << fut très-ébranlé.

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***

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Depuis ce temps-là, dès qu'il s'écarte quelque chien « au bout de la rue, il est aussitôt décidé qu'il a passé par << mes mains. Une bonne bourgeoise qui en avait perdu un « petit, qu'elle aimait, disait-elle, plus que ses enfants, vint « l'autre jour s'évanouir dans ma chambre; et, ne le trou« vant pas, elle me cita devant le magistrat. Je crois que « je ne serai jamais délivré de la malice importune de ces << femmes qui, avec leurs voix glapissantes, m'étourdissent << sans cesse de l'oraison funèbre de tous les automates qui « sont morts depuis dix ans.

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Tous les savants étaient autrefois accusés de magie. Je n'en suis point étonné. Chacun disait en lui-même : j'ai porté les talents naturels aussi loin qu'ils peuvent aller; cependant un certain savant a des avantages sur moi il faut bien qu'il y ait là quelque diablerie.

A présent que ces sortes d'accusations sont tombées dans le décri, on a pris un autre tour; et un savant ne saurait guère éviter le reproche d'irréligion ou d'hérésie. Il a beau être absous par le peuple : la plaie est faite; elle ne se fermera jamais bien. C'est toujours pour lui un endroit malade. Un adversaire viendra, trente ans après, lui dire modestement A Dieu ne plaise que je dise que ce dont on vous accuse soit vrai! mais vous avez été obligé de vous défendre. C'est ainsi qu'on tourne contre lui sa justification même.

S'il écrit quelque histoire, et qu'il ait de la noblesse dans l'esprit, et quelque droiture dans le cœur, on lui suscite

mille persécutions. On ira contre lui soulever le magistrat sur un fait qui s'est passé il y a mille ans; et on voudra que sa plume soit captive, si elle n'est vénale.

Plus heureux cependant que ces hommes lâches qui abandonnent leur foi pour une médiocre pension; qui, à prendre toutes leurs impostures en détail, ne les vendent pas seulement une obole; qui renversent la constitution de l'empire, diminuent les droits d'une puissance, augmentent ceux d'une autre, donnent aux princes, ôtent aux peuples, font revivre des droits surannés, flattent les passions qui sont en crédit de leur temps, et les vices qui sont sur le trône, imposant à la postérité d'autant plus indignement, qu'elle a moins de moyens de détruire leur témoignage.

Mais ce n'est point assez, pour un auteur, d'avoir essuyé toutes ces insultes; ce n'est point assez pour lui d'avoir été dans une inquiétude continuelle sur le succès de son ouvrage il voit le jour enfin, cet ouvrage qui lui a tant coûté; il lui attire des querelles de toutes parts. Et comment les éviter? Il avait un sentiment; il l'a soutenu par ses écrits : il ne savait pas qu'un homme à deux cents lieues de lui avait dit tout le contraire. Voilà cependant la guerre qui se déclare.

Encore s'il pouvait espérer d'obtenir quelque considération! Non il n'est tout au plus estimé que de ceux qui se sont appliqués au même genre de science que lui. Un philosophe a un mépris souverain pour un homme qui a la tête chargée de faits; et il est à son tour regardé comme un visionnaire par celui qui a une bonne mémoire.

Quant à ceux qui font profession d'une orgueilleuse ignorance, ils voudraient que tout le genre humain fût enseveli dans l'oubli où ils seront eux-mêmes.

Un homme à qui il manque un talent se dédommage en le méprisant il ôte cet obstacle qu'il rencontrait entre le mérite et lui, et par là se trouve au niveau de celui dont il redoute les travaux.

Enfin, il faut joindre à une réputation équivoque la privation des plaisirs et la perte de la santé.

De Paris, le 20 de la lune de Chahban, 1720.

CXLVI. USBEK A RHÉDI.

A Venise.

Il y a longtemps que l'on a dit que la bonne foi était l'àme d'un grand ministre.

Un particulier peut jouir de l'obscurité où il se trouve, il ne se décrédite que devant quelques gens : il se tient couvert devant les autres; mais un ministre qui manque à la probité à autant de témoins, autant de juges, qu'il y a de gens qu'il gouverne.

Oserai-je le dire? le plus grand mal que fait un ministre sans probité n'est pas de desservir son prince et de ruiner son peuple; il y en a un autre, à mon avis, mille fois plus dangereux c'est le mauvais exemple qu'il donne.

Tu sais que j'ai longtemps voyagé dans les Indes. J'y ai vu une nation, naturellement généreuse, pervertie en un instant, depuis le dernier des sujets jusqu'aux plus grands, par le mauvais exemple d'un ministre; j'y ai vu tout un peuple, chez qui la générosité, la probité, la candeur et la bonne foi ont passé de tout temps pour les qualités naturelles, devenir tout à coup le dernier des peuples; le mal se communiquer, et n'épargner pas même les membres les plus sains; les hommes les plus vertueux faire des choses indignes, et violer, dans toutes les occasions de leur vie, les premiers principes de la justice, sur ce vain prétexte qu'on la leur avait violée.

Ils appelaient des lois odieuses en garantie des actions les plus lâches, et nommaient nécessité l'injustice et la perfidie.

J'ai vu la foi des contrats bannie, les plus saintes conventions anéanties, toutes les lois des familles renversées.

J'ai vu des débiteurs avares, fiers d'une insolente pauvreté, instruments indignes de la fureur des lois et de la rigueur des temps, feindre un payement au lieu de le faire, et porter le couteau dans le sein de leurs bienfaiteurs. acheter presque

J'en ai vu d'autres, plus indignes encore, pour rien, ou plutôt ramasser de terre des feuilles de chêne, pour les mettre à la place de la substance des veuves et des orphelins.

J'ai vu naître soudain, dans tous les cœurs, une soif insatiable des richesses. J'ai vu se former, en un moment, une détestable conjuration de s'enrichir, non par un honnête travail et une généreuse industrie, mais par la ruine du prince, de l'État et des concitoyens.

J'ai vu un honnête citoyen, dans ces temps malheureux, ne se coucher qu'en disant : J'ai ruiné une famille aujourd'hui; j'en ruinerai une autre demain.

Je vais, disait un autre, avec un homme noir qui porte une écritoire à la main et un fer pointu à l'oreille, assassiner tous ceux à qui j'ai de l'obligation.

Un autre disait : Je vois que j'accommode mes affaires : il est vrai que, lorsque j'allai, il y a trois jours, faire un certain payement, je laissai toute une famille en larmes, que je dissipai la dot de deux honnêtes filles, que j'ôtai l'éducation à un petit garçon : le père en mourra de douleur, la mère périt de tristesse; mais je n'ai fait que ce qui est permis par la lo1.

Quel plus grand crime que celui que commet un ministre, lorsqu'il corrompt les mœurs de toute une nation, dégrade les âmes les plus généreuses, ternit l'éclat des dignités, obscurcit la vertu même, et confond la plus haute naissance dans le mépris universel!

Que dira la postérité lorsqu'il lui faudra rougir de la honte de ses pères? Que dira le peuple naissant, lorsqu'il comparera le fer de ses aïeux avec l'or de ceux à qui il doit immédiatement le jour ? Je ne doute pas que les nobles ne

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