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sérail s'abaisse devant lui. Il doit juger vos actions passées; et, pour l'avenir, il vous fera vivre sous un joug si rigoureux, que vous regretterez votre liberté, si vous ne regrettez pas

votre vertu.

A Paris, le 4 de la lune de Chahban, 1719.

CLV. USBEK A NESSIR.

À Ispahan.

Heureux celui qui, connaissant tout le prix d'une vie douce et tranquille, repose son cœur au milieu de sa famille, et ne connaît d'autre terre que celle qui lui a donné le jour!

Je vis dans un climat barbare, présent à tout ce qui m'importune, absent de tout ce qui m'intéresse. Une tristesse sombre me saisit; je tombe dans un accablement affreux : il me semble que je m'anéantis ; et je ne me retrouve moi-même que lorsqu'une sombre jalousie vient s'allumer, et enfanter dans mon âme la crainte, les soupçons, la haine et les regrets.

Tu me connais, Nessir; tu as toujours vu dans mon cœur comme dans le tien. Je te ferais pitié, si tu savais mon état déplorable. J'attends quelquefois six mois entiers des nouvelles du sérail; je compte tous les instants qui s'écoulent : mon impatience me les allonge toujours; et lorsque celui qui a été tant attendu est près d'arriver, il se fait dans mon cœur une révolution soudaine; ma main tremble d'ouvrir une lettre fatale; cette inquiétude qui me désespérait, je la trouve l'état le plus heureux où je puisse être, et je crains d'en sortir par un coup plus cruel pour moi que mille morts.

Mais, quelque raison que j'aie eue de sortir de ma patrie, quoique je doive ma vie à ma retraite, je ne puis plus, Nessir, rester dans cet affreux exil. Eh! ne mourrais-je pas tout de même en proie à mes chagrins? J'ai pressé mille fois Rica de quitter cette terre étrangère; mais il s'oppose à toutes mes résolutions; il m'attache ici par mille prétextes : il semble qu'il

ait oublié sa patrie; ou plutôt il semble qu'il m'ait oublié moimême, tant il est insensible à mes déplaisirs.

Malheureux que je suis! je souhaite de revoir ma patrie, peut-être pour devenir plus malheureux encore! Eh! qu'y ferai-je? Je vais rapporter ma tête à mes ennemis. Ce n'est pas tout: j'entrerai dans le sérail; il faut que j'y demande compte du temps funeste de mon absence; et si j'y trouve des coupables, que deviendrai-je? Et si la seule idée m'accable de si loin, que sera-ce lorsque ma présence la rendra plus vive? que sera-ce s'il faut que je voie, s'il faut que j'entende ce que je n'ose imaginer sans frémir? que sera-ce enfin s'il faut que des châtiments que je prononcerai moi-même soient des marques éternelles de ma confusion et de mon désespoir?

moi que

J'irai m'enfermer dans des murs plus terribles pour pour les femmes qui y sont gardées ; j'y porterai tous mes soupçons, leurs empressements ne m'en déroberont rien; dans mon lit, dans leurs bras, je ne jouirai que de mes inquiétudes; dans un temps si peu propre aux réflexions, ma jalousie trouvera à en faire. Rebut indigne de la nature humaine, esclaves vils dont le cœur a été fermé pour jamais à tous les sentiments de l'amour, vous ne gémiriez plus sur votre condition, si vous connaissiez le malheur de la mienne.

De Paris, le 4 de la lune de Chahban, 1719.

CLVI. ROXANE A USBEK.

A Paris.

L'horreur, la nuit et l'épouvante règnent dans le sérail; un deuil affreux l'environne; un tigre y exerce à chaque instant toute sa rage. Il a mis dans les supplices deux eunuques blancs, qui n'ont avoué que leur innocence; il a vendu une partie de nos esclaves, et nous a obligées de changer entre nous celles qui nous restaient. Zachi et Zélis ont reçu dans leur chambre, dans l'obscurité de la nuit, un traitement indigne; le sacrilége n'a pas craint de porter sur elles ses viles

mains. Il nous tient enfermées chacune dans notre appartement; et, quoique nous y soyons seules, il nous y fait vivre sous le voile. Il ne nous est plus permis de nous parler; ce serait un crime de nous écrire : nous n'avons plus rien de libre que les pleurs.

Une troupe de nouveaux eunuques est entrée dans le sérail, où ils nous assiégent nuit et jour; notre sommeil est sans cesse interrompu par leurs méfiances feintes ou véritables. Ce qui me console, c'est que tout ceci ne durera pas longtemps, et que ces peines finiront avec ma vie. Elle ne sera pas longue, cruel Usbek! je ne te donnerai pas le temps de faire cesser tous ces outrages.

. Du sérail d'Ispahan, le 2 de la lune de Maharram, 1720.

CLVII. ZACHI A USBEK.

A Paris.

O ciel! un barbare m'a outragée jusque dans la manière de me punir! il m'a infligé ce châtiment qui commence par alarmer la pudeur, ce châtiment qui met dans l'humiliation extrême, ce châtiment qui ramène, pour ainsi dire, à l'enfance.

Mon âme, d'abord anéantie sous la honte, reprenait le sentiment d'elle-même, et commençait à s'indigner, lorsque mes cris firent retentir les voûtes de mes appartements. On m'entendit demander grâce au plus vil de tous les humains, et tenter sa pitié à mesure qu'il était plus inexorable.

Depuis ce temps, son âme insolente et servile s'est élevée sur la mienne. Sa présence, ses regards, ses paroles, tous les malheurs viennent m'accabler. Quand je suis seule, , j'ai du moins la consolation de verser des larmes; mais lorsqu'il s'offre à ma vue, la fureur me saisit ; je la trouve impuissante, et je tombe dans le désespoir.

Le tigre ose me dire que tu es l'auteur de toutes ces barbaries. Il voulait m'ôter mon amour, et profaner jusques aux

sentiments de mon cœur. Quand il me prononce le nom de celui que j'aime, je ne sais plus me plaindre : je ne puis plus que mourir.

J'ai soutenu ton absence, et j'ai conservé mon amour, par la force de mon amour. Les nuits, les jours, les moments, tout a été pour toi. J'étais superbe de mon amour même; et le tien me faisait respecter ici. Mais à présent... Non, je ne puis plus soutenir l'humiliation où je suis descendue. Si je suis innocente, reviens pour m'aimer; reviens, si je suis coupable, pour que j'expire à tes pieds.

Du sérail d'Ispahan, le 2 de la lune de Maharram, 1720.

CLVIII. ZÉLIS A USBEK.

A Paris.

A mille lieues de moi, vous me jugez coupable! à mille lieues de moi, vous me punissez !

Qu'un eunuque barbare porte sur moi ses viles mains, il agit par votre ordre : c'est le tyran qui m'outrage, et non pas celui qui exerce la tyrannie.

Vous pouvez, à votre fantaise, redoubler vos mauvais traitements. Mon cœur est tranquille depuis qu'il ne peut plus vous aimer. Votre âme se dégrade, et vous devenez cruel. Soyez sûr que vous n'êtes point heureux. Adieu.

Du sérail d'Ispahan, le 2 de la lune de Maharram, 1720.

CLIX. SOLIM A USBEK.

A Paris.

Je me plains, magnifique seigneur, et je te plains: jamais serviteur fidèle n'est descendu dans l'affreux désespoir où je suis. Voici tes malheurs et les miens; je ne t'en écris qu'en tremblant.

Je jure, par tous les prophètes du ciel, que depuis que tu

m'as confié tes femmes j'ai veillé nuit et jour sur elles ; que je n'ai jamais suspendu un moment le cours de mes inquiétudes. J'ai commencé mon ministère par les châtiments, et je les ai suspendus sans sortir de mon austérité naturelle.

Mais que dis-je? pourquoi te vanter ici une fidélité qui t'a été inutile? Oublie tous mes services passés; regarde-moi comme un traître, et punis-moi de tous les crimes que je n'ai pu empêcher.

Roxane, la superbe Roxane... ô ciel! à qui se fier désormais? Tu soupçonnais Zachi, et tu avais pour Roxane une sécurité entière; mais sa vertu farouche était une cruelle imposture; c'était le voile de sa perfidie. Je l'ai surprise dans les bras d'un jeune homme, qui, dès qu'il s'est vu découvert, est venu sur moi; il m'a donné deux coups de poignard. Les eunuques, accourus au bruit, l'ont entouré : il s'est défendu longtemps, en a blessé plusieurs; il voulait même rentrer dans la chambre, pour mourir, disait-il, aux yeux de Roxane. Mais enfin il a cédé au nombre, et il est tombé à nos pieds.

Je ne sais si j'attendrai, sublime seigneur, tes ordres sévères. Tu as mis ta vengeance en mes mains; je ne dois pas la faire languir.

Du sérail d'Ispahan, le 8 de la lune de Rebiab I, 1720.

CLX. SOLIM A USBEK.

A Paris.

J'ai pris mon parti; tes malheurs vont disparaître : je vais punir.

Je sens déjà une joie secrète; mon âme et la tienne vont s'apaiser: nous allons exterminer le crime, et l'innocence va pâlir.

O vous qui semblez n'être faites que pour ignorer tous vos sens et être indignées de vos désirs mêmes, éternelles victimes de la honte et de la pudeur, que ne puis-je vous faire entrer à

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