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PREFACE.

Il nous faut d'abord demander grâce pour notre titre : nous l'eussions voulu plus modeste. Lorsque tant d'écrivains qui valent mieux que nous se sont contentés de publier des Essais de critique ou des Études littéraires, il nous sied mal de prétendre écrire une Histoire de la Littérature, et cela en un seul volume. Le chroniqueur Froissart se disait historien par naïveté, par ignorance des obligations qu'impose l'histoire; mais Froissart était du moins un charmant conteur, un excellent peintre d'armoiries, comme son père. Nous sommes bien loin de pouvoir alléguer même une pareille excuse; aussi avons-nous subi plutôt que choisi la désignation de ce livre. Le désir de nous placer à l'ombre d'une collaboration honorable, et d'entrer comme partie intégrante dans une grande collection d'histoires, nous a contraint d'accepter le titre d'historien. Pour être admis en si bonne société, nous nous sommes résigné à la nécessité du costume.

Du reste notre plan est simple et sans prétentions. Guidé par nos maîtres, les Villemain, les Ampère, les D. Nisard, les Ph. Chasles, dont quelques-uns désavoueront peut-être (c'est notre crainte) celui qui se proclame ici leur disciple, nous avons tâché de joindre le résultat de nos recherches personnelles au souvenir de leurs savantes leçons. Nous pourrions encore invoquer le patronage de plusieurs écrivains distingués dont nous ne connaissons que les ou

vrages, mais dont les ouvrages ont été pour nous des guides précieux. Qu'il nous soit permis de nommer seulement M. Henri Martin. Sa belle Histoire de France n'a pas besoin de nos éloges; mais on ne sait peut-être pas assez que les chapitres consacrés à l'histoire des lettres y sont traités (et c'est à nos yeux une louange complète) avec autant de science et d'élévation d'esprit que l'histoire politique.

Presque toutes les époques de notre littérature avaient été éclairées séparément par ces auteurs habiles; nous n'avons eu qu'à nous promener à loisir sur les larges routes qu'ils avaient construites. Aussi nous a-t-il été facile de parcourir dans toute leur étendue les annales littéraires de la France. Nous avons même çà et là jeté un regard furtif au delà de la frontière, et nous venons raconter ici nos impressions de voyage.

Pourquoi ne le dirions-nous pas ? Nous voudrions que le public eût autant de plaisir à les lire que nous en avons trouvé à les rédiger. La grandeur et la variété du sujet, l'abondance des matériaux, le nombre et l'originalité des physionomies qui passaient continuellement sous nos yeux, ont fait de ces études un travail long sans doute, mais plein d'attrait. Ce n'étaient pas seulement des écrivains, des artistes de langage plus ou moins habiles que nous cherchions dans cette longue revue littéraire; c'était l'élite des esprits de chaque temps, les représentants intellectuels de la nation. Toute pensée dont une époque a vécu, toute idée qui a servi de flambeau à une génération, se trouvait nécessairement reproduite pour nous sous sa forme privilégiée. Nous avions ainsi devant nous toute la vie morale de la France dans ses différents âges.

La France elle-même nous apparaissait comme le centre commun, comme le cœur de l'Europe. Pas un mouvement de ce grand corps qui ne parte de notre patrie ou n'y aboutisse. Au moyen âge, c'est elle qui donne partout l'impulsion et jette au dehors ses fécondes pensées. Les nations voisines les recueillent avec empressement et quelques-unes en font leurs chefs-d'œuvre. Bientôt après

commence un reflux non moins admirable: la France absorbe et transforme, au seizième siècle l'Italie, au dixseptième l'Espagne, l'Angleterre au dix-huitième, et de nos jours, l'Allemagne. Il semble que, pour devenir européenne, toute pensée locale doit d'abord passer par la bouche de la France.

Envisagée ainsi, l'histoire de la littérature française était donc l'histoire même de l'homme sur une grande échelle, une étude de psychologie sur le genre humain. Nous suivions avec une religieuse émotion la grande biographie de cet individu immortel qui, comme dit Pascal, vit toujours et apprend sans cesse. Chaque époque littéraire était un des moments de sa pensée; chaque œuvre, une des vues de son esprit ou un des battements de son

cœur.

Nous l'avouons, nous nous sommes arrêté avec complaisance sur le moyen âge et même sur les temps de confusion qui l'ont préparé. Soit simple curiosité pour des âges peu connus, soit retour instinctif sur l'époque où nous vivons, nous aimions à voir comment les sociétés recommencent. Du sein de la plus épouvantable confusion, où se choquent pêle-mêle les débris d'une civilisation détruite, les mœurs sauvages des hordes germaniques, les enseignements d'une religion nouvelle, nous voyions sortir un ordre inattendu, une organisation puissante et belle, la féodalité, couronnée de la chevalerie, son idéal. Nous avons étudié longuement nos vieilles Chansons de geste, ces rudes épopées du douzième et du treizième siècle, poétiques miroirs d'une époque glorieuse. Puis nous avons vu l'Église, avec ses austères travaux, sa scolastique, sa théologie, ses chroniques latines, grandir à côté du manoir, l'envelopper de sa puissante étreinte, et placer le droit en face de la force, l'intelligence au-dessus du glaive1.

4. Comme nous cherchions dans la littérature quelque chose de plus sérieux que l'arrangement des paroles, nous n'avons pas dû exclure absolument de nos études tout ce qui fut écrit en France dans un autre idiome que la langue d'oil. On ne détruit pas les faits en les négligeant. Les chants des troubadours ne nous sont pas étrangers; l'immense mouvement intellectuel de la société

Au quatorzième et au quinzième siècle, autre spectacle non moins frappant: la science s'émancipe d'une tutelle longtemps bienfaisante; l'Église n'est plus le seul pouvoir moral, l'esprit humain commence à s'affranchir.

Bientôt il se fortifie par l'héritage de l'antiquité: la tradition grecque et latine reparaît dans tout son éclat. Le seizième siècle est comme le confluent où les deux courants de la civilisation, le christianisme et l'antiquité, se rejoignent.

C'est sous Louis XIV qu'ils forment en France ce grand et majestueux fleuve où l'Europe tout entière a puisé.

Après lui nouvelle ruine : toutes les bases de la société s'ébranlent, toutes les autorités s'écroulent. Comme à la chute de l'empire romain, il se fait une terrible invasion, celle des idées le dix-huitième siècle est une époque de renversement.

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Une grande mission semble réservée au nôtre, celle de reconstruire l'édifice sur des bases nouvelles. Il ne s'agit point de relever purement et simplement ce que le temps a détruit. La tentative gigantesque mais éphémère de Charlemagne est là pour nous apprendre que l'histoire ne se répète pas. Ce que le génie d'un grand homme n'avait pu faire, la force vitale des nations, la séve naturelle de l'esprit humain l'a accompli le moyen âge a trouvé de lui-même sa forme. Notre siècle sans doute trouvera aussi la sienne. Déjà, sans renoncer à la liberté, conquête de la génération précédente, nous avons rejeté ses stériles négations. La religion, dont nos aïeux avaient trop fait une institution politique appuyée sur la loi du pays, a retrouvé sa vraie puissance depuis qu'elle ne veut plus d'autres armes que la libre adhésion des fidèles, d'autre privilége que celui de faire le bonheur des hommes. L'État, l'art, la science, la philosophie se rapprochent et se groupent autour du principe sauveur qui se dégage lentement du milieu de nos souffrances, de nos déchirements et de nos

cléricale est une des gloires de la France. Parler des lettres au moyen âge sans dire un mot de l'Église et de ses travaux, c'est décrire l'aurore en faisant abstraction de la lumière.

misères; ce principe c'est la foi à la vérité librement examinée et librement admise, l'obéissance à la raison impersonnelle, souveraine invisible et absolue du monde. Telles sont les idées que nous nous sommes efforcé de développer dans ce livre, et que nous soumettons avec respect au jugement du public.

20 août 1851.

Plusieurs éditions de cet ouvrage s'étant succédé depuis l'époque où nous écrivions ces lignes, nous devons ajouter à notre préface un remercîment au public bienveillant, qui a tenu compte avec tant d'indulgence de notre bonne volonté et de nos efforts. Nous avons profité d'année en année des observations qui nous ont été faites, et amendé notre œuvre dans la mesure de nos forces. Nous continuerons, s'il plaît à Dieu, à remplir ce devoir s'améliorer c'est la seule consolation de vieillir.

Une des améliorations auxquelles nous attachons le plus d'importance consiste dans l'addition de deux vo-lumes de TEXTES CLASSIQUES, que nous avons publiés récemment, comme complément de cette Histoire. Nous avons cru qu'un moyen de rendre plus utiles nos appréciations littéraires, c'est d'y ajouter un choix de nos meilleurs écrivains, qui les justifie ou les redresse. L'histoire d'une littérature, sous sa forme narrative, n'est que l'opinion d'un critique; les textes des auteurs sont la littérature elle-même.

Parmi les critiques qu'on nous a adressées, à l'époque où cette Histoire parut pour la première fois, il en est une qui semble grave et à laquelle cependant nous n'avons pu satisfaire. On nous a reproché de nous étendre avec complaisance sur les époques obscures de notre histoire littéraire, sur le moyen âge par exemple, et de ne pas don

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