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ces animaux soient encore immondes? Que vous en semble?

Quand donc vous n'apercevez pas la raison de l'impureté de certaines choses, c'est que vous en ignorez beaucoup d'autres, et que vous n'avez pas la connaissance de ce qui s'est passé entre Dieu, les anges et les hommes. Vous ne savez pas l'histoire de l'éternité; vous n'avez point lu les livres qui sont écrits au ciel; ce qui vous en a été révélé n'est qu'une petite partie de la bibliothèque divine; et ceux qui, comme nous, en approchent de plus près, tandis qu'ils sont en cette vie, sont encore dans l'obscurité et les ténèbres. Adieu. Mahomet soit dans votre cœur.

A Com, le dernier de la lune de Chahban, 1711.

LETTRE XIX.

USBEK A SON AMI RUSTAN.
A Ispahan.

Nous n'avons séjourné que huit jours à Tocat : après trente-cinq jours de marche, nous sommes arrivés à Smyrne.

De Tocat à Smyrne on ne trouve pas une seule ville qui mérite qu'on la nomme. J'ai vu avec étonnement la faiblesse de l'empire des Osmanlins. Ce corps malade ne se soutient pas par un régime doux ct tempéré, mais par des remèdes violents, qui l'épuisent et le minent sans cesse.

Les pachas, qui n'obtiennent leurs cmplois qu'à force d'argent, entrent ruinés dans les provinces, et les ravagent comme des pays de conquête. Une milice insolente n'est soumise qu'à ses caprices. Les places sont démantelées, les villes désertes, les campagnes désolées, la culture des terres et le commerce entièrement abandonnés.

L'impunité règne dans ce gouvernement sévère : les chrétiens qui cultivent les terres, les juifs qui lèvent les tributs, sont exposés à mille violences.

La propriété des terres est incertaine, et, par conséquent, l'ardeur de les faire valoir ralentie: il n'y a ni titre, ni possession, qui vaillent contre le caprice de ceux qui gouvernent.

Ces barbares ont tellement abandonné les arts, qu'ils ont négligé jusques à l'art militaire. Pendant que les nations d'Europe se raffinent tous les jours, ils restent dans leur ancienne ignorance, et ils ne s'avisent de prendre leurs nouvelles inventions qu'après qu'elles s'en sont servies mille fois contre

eux.

Ils n'ont nulle expérience sur la mer, nulle habileté dans la manœuvre. On dit qu'une poignée de

chrétiens sortis d'un rocher font suer tous les Ottomans, et fatiguent leur empire.

Incapables de faire le commerce, ils souffrent presque avec peine que les Européens, toujours laborieux et entreprenants, viennent le faire : ils croient faire grâce à ces étrangers de permettre qu'ils les enrichissent.

Dans toute cette vaste étendue de pays que j'ai traversée, je n'ai trouvé que Smyrne qu'on puisse regarder comme une ville riche et puissante. Ce sont les Européens qui la rendent telle, et il ne tient pas aux Turcs qu'elle ne ressemble à toutes les autres.

Voilà, cher Rustan, une juste idée de cet empire, qui, avant deux siècles, sera le théâtre des triomphes de quelque conquérant.

A Smyrne, le 2 de la lune de Rhamazan, 1711.

LETTRE XX.

USBEK A ZACHI, SA FEMME.

Au sérail d'Ispahan.

Vous m'avez offensé, Zachi; et je sens dans mon cœur des mouvements que vous devriez craindre, si mon éloignement ne vous laissait le temps de changer de conduite et d'apaiser la violente jalousie dont je suis tourmenté.

J'apprends qu'on vous a trouvée seule avec Nadir, eunuque blanc, qui payera de sa tête son infidélité et sa perfidie. Comment vous êtes-vous oubliée jusqu'à ne pas sentir qu'il ne vous est pas permis de recevoir dans votre chambre un eunuque blanc, tandis que vous en avez de noirs destinés à vous servir? Vous avez beau me dire que des eunuques ne sont pas des hommes, et que votre vertu vous'met au-dessus des pensées que pourrait faire naître en vous une ressemblance imparfaite ; cela ne suffit ni pour vous ni pour moi pour vous, parce que vous faites une chose que les lois du sérail vous défendent; pour moi, en ce que vous m'ôtez l'honneur, en vous exposant à des regards; que dis-je, à des regards? peut-être aux entreprises d'un perfide qui vous aura souillée par ses crimes, et plus encore par ses regrets et le désespoir de son impuissance.

Vous me direz peut-être que vous m'avez été toujours fidèle. Eh! pouviez-vous ne l'être pas? Comment auriez-vous trompé la vigilance des eunuques noirs, qui sont si surpris de la vie que vous menez ? Comment auriez-vous pu briser ces verrous

1 Ce sont apparemment les chevaliers de Malte.

et ces portes qui vous tiennent enfermée? Vous vous vantez d'une vertu qui n'est pas libre; et peutêtre que vos désirs impurs vous ont ôté mille fois le mérite et le prix de cette fidélité que vous vantez

tant.

vous, qui n'êtes pas moins belle. Je partage mon amour entre vous deux; et Roxane n'a d'autre avantage que celui que la vertu peut ajouter à la beauté.

A Smyrne, le 12 de la lune de Zilcadé, 1711.

LETTRE XXI.

USBEK AU PREMIER EUNUQUE BLANC.

Je veux que vous n'ayez point fait tout ce que j'ai lieu de soupçonner; que ce perfide n'ait point porté sur vous ses mains sacriléges; que vous ayez refusé de prodiguer à sa vue les délices de son maître; que, couverte de vos habits, vous ayez laissé cette faible barrière entre lui et vous; que, Vous devez trembler à l'ouverture de cette lettre, frappé lui-même d'un saint respect, il ait baissé ou plutôt vous le deviez lorsque vous souffrites la les yeux; que, manquant à sa hardiesse, il ait perfidie de Nadir. Vous qui, dans une vieillesse froide tremblé sur les châtiments qu'il se prépare: quand et languissante, ne pouvez sans crime lever les yeux tout cela serait vrai, il ne l'est pas moins que vous sur les redoutables objets de mon amour; vous à avez fait une chose qui est contre votre devoir. Et, qui il n'est jamais permis de mettre un pied sasi vous l'avez violé gratuitement sans remplir vos crilége sur la porte du lieu terrible qui les dérobe inclinations déréglées, qu'eussiez-vous fait pour les à tous les regards, vous souffrez que ceux dont la satisfaire? Que feriez-vous encore si vous pouviez conduite vous est confiée aient fait ce que vous sortir de ce lieu sacré, qui est pour vous une dure n'auriez pas la témérité de faire, et vous n'aperceprison, comme il est pour vos compagnes un asilevez pas la foudre toute prête à tomber sur eux et favorable contre les atteintes du vice, un temple sacré où votre sexe perd sa faiblesse, et se trouve invincible, malgré tous les désavantages de la nature? Que feriez-vous si, laissée à vous-même, vous n'aviez pour vous défendre que votre amour pour moi, qui est si grièvement offensé, et votre devoir, que vous avez si indignement trahi? Que les mœurs du pays où vous vivez sont saintes, qui vous arrachent à l'attentat des plus vils esclaves! Vous devez me rendre grâce de la gêne où je vous fais vivre, puisque ce n'est que par là que vous méritez

encore de vivre.

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sur vous?

Et qui êtes-vous, que de vils instruments que je puis briser à ma fantaisie; qui n'existez qu'autant que vous savez obéir; qui n'êtes dans le monde que pour vivre sous mes lois, ou pour mourir dès que je l'ordonne; qui ne respirez qu'autant que mon bonheur, mon amour, ma jalousie même, ont besoin de votre bassesse; et enfin qui ne pouvez avoir d'autre partage que la soumission, d'autre âme que mes volontés, d'autre espérance que ma féli

cité?

Je sais que quelques-unes de mes femmes souffrent impatiemment les lois austères du devoir; que la présence continuelle d'un eunuque noir les ennuie; qu'elles sont fatiguées de ces objets affreux, qui leur sont donnés pour les ramener à leur époux ; je le sais : mais vous qui vous prêtez à ce désordre, vous serez puni d'une manière à faire trembler tous ceux qui abusent de ma confiance.

Je jure par tous les prophètes du ciel, et par Hali, le plus grand de tous, que, si vous vous écartez de votre devoir, je regarderai votre vie comme celle des insectes que je trouve sous mes pieds.

A Smyrne, le 12 de la lune de Zilcadé, 1711.

LETTRE XXII.

JARON AU PREMIER EUNUQUE.

A mesure qu'Usbek s'éloigne du sérail il tourne sa tête vers ses femmes sacrées; il soupire, il verse des larmes; sa douleur s'aigrit, ses soupçons se fortifient. Il veut augmenter le nombre de leurs gardiens. Il va me renvoyer, avec tous les noirs qui l'accompagnent. Il ne craint plus pour lui; il craint pour ce qui lui est mille fois plus cher que lui

même.

Je vais donc vivre sous tes lois, et partager tes soins. Grand Dieu! qu'il faut de choses pour rendre un seul homme heureux!

res, leurs oncles, leurs neveux peuvent les voir sans que le mari s'en formalise presque jamais.

C'est un grand spectacle pour un mahométan de voir pour la première fois une ville chrétienne. Je ne parle pas des choses qui frappent d'abord tous les yeux, comme la différence des édifices, des habits, des principales coutumes : il y a, jusque dans les moindres bagatelles, quelque chose de singulier que je sens, et que je ne sais pas dire.

notre

Nous partirons demain pour Marseille séjour n'y sera pas long. Le dessein de Rica et le mien est de nous rendre incessamment à Paris, qui est le siége de l'empire de l'Europe. Les voyageurs cherchent toujours les grandes villes, qui sont une espèce de patrie commune à tous les étranLa nature semblait avoir mis les femmes dans lagers. Adieu. Sois persuadé que je t'aimerai toudépendance, et les en avoir retirées : le désordre jours. naissait entre les deux sexes, parce que leurs droits étaient réciproques. Nous sommes entrés dans le plan d'une nouvelle harmonie : nous avons mis entre les femmes et nous la haine; et entre les homet les femmes, l'amour.

Mon front va devenir sévère. Je laisserai tomber des regards sombres. La joie fuira de mes lèvres. Le dehors sera tranquille, et l'esprit inquiet. Je n'attendrai point les rides de la vieillesse pour en montrer les chagrins.

J'aurais eu du plaisir à suivre mon maître dans l'Occident; mais ma volonté est son bien. Il veut que je garde ses femmes; je les garderai avec fidélité. Je sais comment je dois me conduire avec ce sexe qui, quand on ne lui permet pas d'être vain, commence à devenir superbe, et qu'il est moins aisé d'humilier que d'anéantir. Je tombe sous tes regards.

De Smyrne, le 12 de la lune de Zilcadé, 1711.

LETTRE XXIII.

USBEK A SON AMI IBBEN.

Nous sommes arrivés à Livourne dans quarante jours de navigation. C'est une ville nouvelle; elle est un témoignage du génie des ducs de Toscane, qui ont fait d'un village marécageux la ville d'Italie la plus florissante.

Les femmes y jouissent d'une grande liberté : elles peuvent voir les hommes à travers certaines fenêtres qu'on nomme jalousies, elles peuvent sortir tous les jours avec quelques vieilles qui les accompagnent: elles n'ont qu'un voile 1. Leurs beaux-frè

Les Persanes en ont quatre.

A Livourne, le 12 de la lune de Saphar, 1712.

LETTRE XXIV.

RICA A IBBEN.

A Smyrne.

Nous sommes à Paris depuis un mois, et nous avons toujours été dans un mouvement continuel. Il faut bien des affaires avant qu'on soit logé, qu'on ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu'on se soit pourvu des choses nécessaires, qui manquent toutes à la fois.

Paris est aussi grand qu'Ispahan : les maisons y sont si hautes qu'on jurerait qu'elles ne sont habitées que par des astrologues. Tu juges bien qu'une ville bâtie en l'air, qui a six ou sept maisons les unes sur les autres, est extrêmement peuplée; et que, quand tout le monde est descendu dans la rue, il s'y fait un bel embarras.

:

Tu ne le croirais pas peut-être, depuis un mois que je suis ici, je n'y ai encore vu marcher personne. Il n'y a point de gens au monde qui tirent mieux parti de leur machine que les Français; ils courent; ils volent les voitures lentes d'Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce train, et qui vais souvent à pied sans changer d'allure, j'enrage quelquefois comme un chrétien: car encore passe qu'on m'éclabousse depuis les pieds jusqu'à la tête; mais je ne puis pardonner les coups de coude que je reçois régulièrement et périodiquement. Un homme qui vient après moi et qui me passe me fait faire un demi-tour; et un autre qui me croise de l'autre

côté me remet soudain où le premier m'avait pris; et je n'ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j'avais fait dix lieues.

Ne crois pas que je puisse, quant à présent, te parler à fond des mœurs et des coutumes européennes je n'en ai moi-même qu'une légère idée, et je n'ai eu à peine que le temps de m'étonner.

Le roi de France est le plus puissant prince de l'Europe. Il n'a point de mines d'or comme le roi d'Espagne son voisin; mais il a plus de richesses que lui, parce qu'il les tire de la vanité de ses sujets, plus inépuisables que les mines. On lui a vu entreprendre ou soutenir de grandes guerres, n'ayant d'autres fonds que des titres d'honneur à vendre; et, par un prodige de l'orgueil humain, ses troupes se trouvaient payées, ses places munies, et ses flottes équipées.

D'ailleurs ce roi est un grand magicien : il exerce son empire sur l'esprit même de ses sujets; il les fait penser comme il veut. S'il n'a qu'un million d'écus dans son trésor, et qu'il en ait besoin de deux, il n'a qu'à leur persuader qu'un écu en vaut deux, et ils le croient. S'il a une guerre difficile à soutenir, et qu'il n'ait point d'argent, il n'a qu'à leur mettre dans la tête qu'un morceau de papier est de l'argent, et ils en sont aussitôt convaincus. Il va même jusqu'à leur faire croire qu'il les guérit de toutes sortes de maux en les touchant, tant est grande la foree et la puissance qu'il a sur les esprits.

Ce que je dis de ce prince ne doit pas t'étonner: il y a un autre magicien plus fort que lui, qui n'est pas moins maître de son esprit qu'il l'est lui-même de celui des autres. Ce magicien s'appelle le pape: tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu'un; que le pain qu'on mange n'est pas du pain, ou que le vin qu'on boit n'est pas du vin, et mille autres choses de cette espece 1.

Et pour le tenir toujours en haleine et ne point lui laisser perdre l'habitude de croire, il lui donne de temps en temps, pour l'exercer, de certains articles de croyance. Il y a deux ans qu'il lui envoya un grand écrit qu'il appela constitution 3, et voulut obliger, sous de grandes peines, ce prince et ses sujets de croire tout ce qui y était contenu. Il reussit à l'égard du prince, qui se soumit aussitôt,

Louis XIV était alors sur le trône. (P.) ́

Il faut qu'un Ture voie, parle et pense en Turc: c'est à quoi bien des gens ne font point attention en lisant les Lettres Persanes. (MONT. Lettre à l'abbé de Guasco, du 4 octobre 1752.)

3 La bulle Unigenitus, par laquelle Clément XI condamne les Reflexions morales du pere Quesnel sur le texte du nouveau Testament. (P.)

MONTESQUIEU.

et donna l'exemple à ses sujets; mais quelques-uns d'entre eux se révoltèrent, et dirent qu'ils ne voulaient rien croire de tout ce qui était dans cet écrit. Ce sont les femmes qui ont été les motrices de toute cette révolte qui divise toute la cour, tout le royaume et toutes les familles. Cette constitution leur défend de lire un livre que tous les chrétiens disent avoir été apporté du ciel : c'est proprement leur alcoran. Les femmes, indignées de l'outrage fait à leur sexe, soulèvent tout contre la constitution: elles ont mis les hommes de leur parti, qui, dans cette occasion, ne veulent point avoir de privilége. Il faut pourtant avouer que ce moufti ne raisonne pas mal; et, par le grand Hali! il faut qu'il ait été instruit des principes de notre sainte loi : car, puisque les femmes sont d'une création inférieure à la nôtre, et que nos prophètes nous disent qu'elles n'entreront point dans le paradis, pourquoi faut-il qu'elles se mêlent de lire un livre qui n'est fait que pour apprendre le chemin du paradis!

J'ai oui raconter du roi des choses qui tiennent du prodige, et je ne doute pas que tu ne balances à les croire.

On dit que, pendant qu'il faisait la guerre à ses voisins, qui s'étaient tous ligués contre lui, il avait dans son royaume un nombre innombrable d'ennemis invisibles qui l'entouraient; on ajoute qu'il les a cherchés pendant plus de trente ans, et que malgré les soins infatigables de certains dervis qui ont sa confiance, il n'en a pu trouver un seul. Ils vivent avec lui : ils sont à sa cour, dans sa capitale, dans ses troupes, dans ses tribunaux, et cependant on dit qu'il aura le chagrin de mourir sans les avoir trouvés. On dirait qu'ils existent en général, et qu'ils ne sont plus rien en particulier : c'est un corps; mais point de membres. Sans doute que le ciel veut punir ce prince de n'avoir pas été assez modéré envers les ennemis qu'il a vaincus, puisqu'il lui en donne d'invisibles, et dont le génie et le destin sont au-dessus du sien.

Je continuerai à t'écrire, et je t'apprendrai des choses bien éloignées du caractère et du génie persan. C'est bien la même terre qui nous porte tous deux; mais les hommes du pays où je vis, et ceux du pays où tu es, sont des hommes bien différents.

De Paris, le 4 de la lune de Rebiab 2, 1712.

LETTRE XXV.

USBEK A IBBEN.

A Smyrne.

J'ai reçu une lettre de ton neveu Rhédi : il me mande qu'il quitte Smyrne, dans le dessein de voir l'Italie; que l'unique but de son voyage est de s'instruire, et de se rendre par là plus digne de toi. Je te félicite d'avoir un neveu qui sera quelque jour la consolation de ta vieillesse.

Rica t'écrit une longue lettre; il m'a dit qu'il te parlait beaucoup de ce pays-ci. La vivacité de son esprit fait qu'il saisit tout avec promptitude; pour moi, qui pense plus lentement, je ne suis pas en état de te rien dire.

Tu es le sujet de nos conversations les plus tendres : nous ne pouvons assez parler du bon accueil que tu nous as fait à Smyrne, et des services que ton amitié nous rend tous les jours. Puisses-tu, généreux Ibben, trouver partout des amis aussi reconnaissants et aussi fidèles que nous !

Puissé-je te revoir bientôt, et retrouver avec toi ces jours heureux qui coulent si doucement entre deux amis! Adieu.

A Paris, le 4 de la lune de Rebiab 2, 1712.

LETTRE XXVI.

USBEK A ROXANE.

Au sérail d'Ispahan.

vous défendiez avec tant de constance! Quel chagrin pour moi, dans les premiers jours de notre mariage, de ne pas vous voir! Et quelle impatience quand je vous eus vue! Vous ne la satisfaisiez pourtant pas ; vous l'irritiez, au contraire, par les refus obstinés d'une pudeur alarmée : vous me confondiez avec tous ces hommes à qui vous vous cachez sans cesse. Vous souvient-il de ce jour où je vous perdis parmi vos esclaves, qui me trahirent, et vous dérobèrent à mes recherches? Vous souvient-il de cet autre où, voyant vos larmes impuissantes, vous employâtes l'autorité de votre mère pour arrêter les fureurs de mon amour? Vous souvientil, lorsque toutes les ressources vous manquèrent, de celles que vous trouvâtes dans votre courage? Vous mîtes le poignard à la main, et menaçâtes d'immoler un époux qui vous aimait, s'il continuait à exiger de vous ce que vous chérissez plus que votre époux même. Deux mois se passèrent dans ce combat de l'amour et de la vertu. Vous poussâtes trop loin vos chastes scrupules: vous ne vous rendîtes pas même après avoir été vaincue; vous défendites jusqu'à la dernière extrémité une virginité mourante: vous me regardâtes comme un ennemi qui vous avait fait un outrage; non pas comme un époux qui vous avait aimée; vous fûtes plus de trois mois que vous n'osiez me regarder sans rougir: votre air confus semblait me reprocher l'avantage que j'avais pris. Je n'avais pas même une possession tranquille; vous me dérobiez tout ce que vous pouviez de ces charmes et de ces grâces; et j'étais enivré des plus grandes faveurs sans avoir obtenu les moindres.

Si vous aviez été élevée dans ce pays-ci, vous n'auriez pas été si troublée. Les femmes y ont perdu toute retenue: elles se présentent devant les hommes à visage découvert, comme si elles voulaient demander leur défaite; elles les cherchent de leurs re

menades, chez elles même; l'usage de se faire servir par des eunuques leur est inconnu. Au lieu de cette noble simplicité et de cette aimable pudeur qui règne parmi vous, on voit une impudence brutale à laquelle il est impossible de s'accoutumer.

Que vous êtes heureuse, Roxane, d'être dans le doux pays de Perse, et non pas dans ces climats empoisonnés où l'on ne connaît ni la pudeur ni la vertu! Que vous êtes heureuse! Vous vivez dans mon sérail comme dans le séjour de l'innocence, inac-gards; elles les voient dans les mosquées, les processible aux attentats de tous les humains; vous vous trouvez avec joie dans une heureuse impuissance de faillir; jamais homme ne vous a souillée de ses regards lascifs; votre beau-père même, dans la liberté des festins, n'a jamais vu votre belle bouche: vous n'avez jamais manqué de vous attacher un bandeau sacré pour la couvrir. Heureuse Roxane, quand vous avez été à la campagne, vous avez toujours eu des eunuques qui ont marché devant vous pour donner la mort à tous les téméraires qui n'ont pas fui votre vue. Moi-même, à qui le ciel vous a donnée pour faire mon bonheur, quelle peine n'ai-je pas eue pour me rendre maître de ce trésor, que

Oui, Roxane, si vous étiez ici, vous vous sentiriez outragée dans l'affreuse ignominie où votre sexe est descendu; vous fuiriez ces abominables lieux, et vous soupireriez pour cette douce retraite, où vous trouvez l'innocence, où vous êtes sûre de vous-même, où nul péril ne vous fait trembler, où enfin vous pouvez m'aimer sans craindre de perdre jamais l'amour que vous me devez.

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