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sées. Il n'y eut donc plus de liberté dans les festins, de confiance dans les parentés, de fidélité dans les esclaves; la dissimulation et la tristesse du prince se communiquant partout, l'amitié fut regardée comme un écueil; l'ingénuité, comme une imprudence; la vertu, comme une affectation qui pouvait rappeler dans l'esprit des peuples le bonheur des temps précédents'.

| esprit de servitude qui régnait pour lors dans le sénat. Après que César eut vaincu le parti de la république, les amis et les ennemis qu'il avait dans le sénat concoururent également à ôter toutes les bornes que les lois avaient mises à sa puissance, et à lui déférer des honneurs excessifs. Les uns cherchaient à lui plaire, les autres, à le rendre odieux. Dion nous dit que quelques-uns allèrent jusqu'à proposer qu'il lui fût permis de jouir de toutes les

Il n'y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l'on exerce à l'ombre des lois, et avec les cou-femmes qu'il lui plairait. Cela fit qu'il ne se défia leurs de la justice, lorsqu'on va pour ainsi dire noyer des malheureux sur la planche même sur laquelle ils s'étaient sauvés.

Et, comme il n'est jamais arrivé qu'un tyran ait manqué d'instruments de sa tyrannie, Tibère trouva toujours des juges prêts à condamner autant de gens qu'il en put soupçonner. Du temps de la république, le sénat, qui ne jugeait point en corps les affaires des particuliers, connaissait, par une délégation du peuple, des crimes qu'on imputait aux alliés. Tibère lui renvoya de même le jugement de tout ce qu'il appelait crime de lèse-majesté contre lui. Ce corps tomba dans un état de bassesse qui ne peut s'exprimer : les sénateurs allaient audevant de la servitude; sous la faveur de Séjan, les plus illustres d'entre eux faisaient le métier de délateur.

Il me semble que je vois plusieurs causes de cet

1 Les Réflexions sur les divers génies du peuple romain, quoique bien inférieures à l'ouvrage de Montesquieu, ne sont cependant pas sans intérêt; déjà on a pu les apprécier dans quelques citations. Nous ajouterons ici le tableau de la tyrannie de Tibere, persuadés que nos lecteurs nous sauront gré de ce rapprochement.

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point du sénat, et qu'il y fut assassiné; mais cela fit aussi que, dans les règnes suivants, il n'y eut point de flatterie qui fût sans exemple, et qui pût révolter les esprits.

Avant que Rome fût gouvernée par un seul, les richesses des principaux Romains étaient immenses, quelles que fussent les voies qu'ils employaient pour les acquérir; elles furent presque toutes ôtées sous les empereurs : les sénateurs n'avaient plus ces grands clients qui les comblaient de biens; on ne pouvait guère rien prendre dans les provinces que pour César, surtout lorsque ses procurateurs, qui étaient à peu près comme sont aujourd'hui nos intendants, y furent établis. Cependant, quoique la source des richesses fût coupée, les dépenses subsistaient toujours; le train de vie était pris, et on ne pouvait plus le soutenir que par la faveur de l'empereur.

Auguste avait ôté au peuple la puissance de faire les lois, et celle de juger les crimes publics; mais il lui avait laissé, ou du moins avait paru lui laisser, celle d'élire les magistrats. Tibère, qui craignait les assemblées d'un peuple si nombreux, lui ôta encore ce privilége, et le donna au sénat, c'est-àdire à lui-même : or, on ne saurait croire combien cette décadence du pouvoir du peuple avilit l'âme des grands. Lorsque le peuple disposait des dignités, les magistrats qui les briguaient faisaient bien des bassesses; mais elles étaient jointes à une certaine magnificence qui les cachait, soit qu'ils donnassent des jeux ou de certains repas au peuple, soit qu'ils lui distribuassent de l'argent ou des grains : quoique le motif fût bas, le moyen avait quelque chose de noble, parce qu'il convient toujours à un grand homme d'obtenir par des libéralités la faveur du peuple. Mais lorsque le peuple n'eut plus rien à donner, et que le prince, au nom du sénat, disposa de tous les emplois, on les demanda, et on les obtint par des voies indignes: la flatterie, l'infamie,

Jusqu'ici, dit Saint-Evremond, vous avez vu des crimes inspires par la jalousie d'une fausse politique: presentement c'est la cruauté ouverte et la tyrannie declarée. On ne se contente pas de quitter les bonnes maximes, on abolit les meilleures lois, et on en fait une infinité de nouvelles qui regardent en apparence le salut de l'empereur, mais, dans la vérité, la perte des gens de bien qui restent a Rome. Tout est crime de lesemajeste. On punissait autrefois une véritable conspiration, on punit ici une parole innocente malicieusement expliquée. Les plaintes qu'on a laissées aux malheureux pour le soulagement de leurs miséres; les larmes, ces expressions naturelles de nos douleurs; les soupirs qui nous échappent malgré nous; les simples regards deviennent funestes. La naiveté du discours exprime de méchants desseins; la discrétion du silence cache de mauvaises intentions. On observe la joie comme une espérance conque de la mort du prince; la tristesse est remarquée comme un chagrin de sa prospérité, ou un ennui de sa vie. Au milieu de ces dangers, si le péril de l'oppression vous donne quelque Touvement de crainte, on prend votre appréhension pour le temoignage d'une conscience effrayée, qui, se trahissant elletheme, decouvre ce que vous allez faire ou ce que vous avez fait. Si vous êtes en reputation d'avoir du courage ou de la fer-les crimes, furent des arts nécessaires pour y parmele, on vous craint comme un audacieux capable de tout entreprendre. Parier, se taire, se réjouir, s'affliger, avoir de la peur ou de l'assurance : tout est crime, tout mérite le dernier supplice.» (Ch. XVII.)

venir.

* TACITE, Annales, liv. I; Dion, liv. LIV.

Il ne paraît pourtant point que Tibère voulût avilir le sénat il ne se plaignait de rien tant que du penchant qui entraînait ce corps à la servitude; toute sa vie est pleine de ses dégoûts là-dessus : mais il était comme la plupart des hommes, il voulait des choses contradictoires; sa politique générale n'était point d'accord avec ses passions particulières. Il aurait désiré un sénat libre, et capable de faire respecter son gouvernement; mais il voulait aussi un sénat qui satisfît à tous les moments ses craintes, ses jalousies, ses haines : enfin l'homme d'État cédait continuellement à l'homme. Nous avons dit que le peuple avait autrefois obtenu des patriciens qu'il aurait des magistrats de son corps qui le défendraient contre les insultes et les injustices qu'on pourrait lui faire. Afin qu'ils fussent en état d'exercer ce pouvoir, on les déclara sacrés et inviolables; et on ordonna que quiconque maltraiterait un tribun, de fait ou par paroles, serait sur-le-champ puni de mort. Or, les empereurs étant revêtus de la puissance des tribuns, ils en obtinrent les priviléges; et c'est sur ce fondement qu'on fit mourir tant de gens; que les délateurs purent faire leur métier tout à leur aise, et que l'accusation de lèse-majesté, ce crime, dit Pline, de ceux à qui on ne peut point imputer de crime, fut étendue à ce qu'on voulut.

Je crois pourtant que quelques-uns de ces titres d'accusation n'étaient pas si ridicules qu'ils nous paraissent aujourd'hui ; et je ne puis penser que Tibère eût fait accuser un homme pour avoir vendu avec sa maison la statue de l'empereur; que Domitien eût fait condamner à mort une femme pour s'être déshabillée devant son image, et un citoyen parce qu'il avait la description de toute la terre peinte

sur les murailles de sa chambre, si ces actions n'avaient réveillé dans l'esprit des Romains que l'idée qu'elles nous donnent à présent. Je crois qu'une partie de cela est fondée sur ce que, Rome

ayant changé de gouvernement, ce qui ne nous paraît pas de conséquence pouvait l'être pour lors: j'en juge par ce que nous voyons aujourd'hui chez une nation qui ne peut pas être soupçonnée de tyrannie, où il est défendu de boire à la santé

d'une certaine personne.

Je ne puis rien passer qui serve à faire connaître le génie du peuple romain. Il s'était si fort accoutumé à obéir, et à faire toute sa félicité de la différence de ses maîtres, qu'après la mort de Germanicus il donna des marques de deuil, de regret et de désespoir, que l'on ne trouve plus parmi nous. Il faut voir les historiens décrire la désolation pu

[blique, si grande, si longue, si peu modérée ; et cela n'était point joué : car le corps entier du peuple n'affecte, ne flatte, ni ne dissimule.

Le peuple romain, qui n'avait plus de part au gouvernement, composé presque d'affranchis ou de gens sans industrie, qui vivaient aux dépens du trésor public, ne sentait que son impuissance; il s'affligeait comme les enfants et les femmes, qui se désolent par le sentiment de leur faiblesse ; il était mal; il plaça ses craintes et ses espérances sur la personne de Germanicus; et cet objet lui étant enlevé, il tomba dans le désespoir.

Il n'y a point de gens qui craignent si fort les malheurs que ceux que la misère de leur condition pourrait rassurer, et qui devraient dire avec Andromaque: Plût à Dieu que je craignisse! I y a aujourd'hui à Naples cinquante mille hommes qui ne vivent que d'herbe, et n'ont pour tout bien que la moitié d'un habit de toile; ces gens-là, les plus malheureux de la terre, tombent dans un abattement affreux à la moindre fumée du Vésuve : ils ont la sottise de craindre de devenir malheureux.

CHAPITRE XV.

Des empereurs depuis Caïus Caligula jusqu'à Antonin.

Caligula succéda à Tibère. On disait de lui qu'il n'y avait jamais eu un meilleur esclave ni un plus méchant maître; ces deux choses sont assez liées : car la même disposition d'esprit qui fait qu'on a été vivement frappé de la puissance illimitée de celui qui commande, fait qu'on ne l'est pas moins lorsque l'on vient à commander soi-même.

ôtés, et abolit ce crime arbitraire de lèse-majesté Caligula rétablit les comices, que Tibère avait qu'il avait établi; par où l'on peut juger que le commencement du règne des mauvais princes est souvent comme la fin de celui des bons; parce que, par un esprit de contradiction sur la conduite de ceux à qui ils succèdent, ils peuvent faire ce que les autres font par vertu; et c'est à cet esprit de contradiction que nous devons bien de bons règlements, et bien de mauvais aussi.

Qu'y gagna-t-on ? Caligula ôta les accusations, les crimes de lèse-majesté; mais il faisait mourir militairement tous ceux qui lui déplaisaient; et ce n'était pas à quelques sénateurs qu'il en voulait,

1 Voyez Tacite.

Il les óta dans la suite.

il tenait le glaive suspendu sur le sénat, qu'il me- | puis qu'il avait perdu l'empire, et qu'il n'était nacait d'exterminer tout entier.

Cette épouvantable tyrannie des empereurs venait de l'esprit général des Romains. Comme ils tombèrent tout à coup sous un gouvernement arbitraire, et qu'il n'y eut presque point d'intervalle chez eux entre commander et servir, ils ne furent point préparés à ce passage par des mœurs douces: l'humeur féroce resta; les citoyens furent traites comme ils avaient traité eux-mêmes les ennemis vaincus, et furent gouvernés sur le même plan. Sylla, entrant dans Rome, ne fut pas un autre homme que Sylla entrant dans Athènes : il exerca le même droit des gens. Pour les États qui n'ont été soumis qu'insensiblement, lorsque les lois leur manquent, ils sont encore gouvernés par les mœurs.

La vue continuelle des combats des gladiateurs rendait les Romains extrêmement féroces: on remarqua que Claude devint plus porté à répandre le sang, à force de voir ces sortes de spectacles. L'exemple de cet empereur, qui était d'un naturel doux et qui fit tant de cruautés, fait bien voir que l'éducation de son temps était différente de la nôtre.

Les Romains, accoutumés à se jouer de la nature humaine dans la personne de leurs enfants et de leurs esclaves, ne pouvaient guère connaître cette vertu que nous appelons humanité. D'où peut venir cette férocité que nous trouvons dans les habitants de nos colonies, que de cet usage continuel des châtiments sur une malheureuse partie du genre humain? Lorsque l'on est cruel dans l'état civil, que peut-on attendre de la douceur et de la justice naturelle?

On est fatigué de voir dans l'histoire des empereurs le nombre infini de gens qu'ils firent mourir pour confisquer leurs biens. Nous ne trouvons rien de semblable dans nos histoires modernes. Cela, comme nous venons de dire, doit être attribué à des mœurs plus douces et à une religion plus réprimante; et de plus on n'a point à dépouiller les familles de ces sénateurs qui avaient ravagé le monde. Nous tirons cet avantage de la médiocrité de nos fortunes, qu'elles sont plus sûres : nous ne valons pas la peine qu'on nous ravisse nos biens 2. Le peuple de Rome, ce que l'on appelait plebs, ne haissait pas les plus mauvais empereurs. De

Voyez les lois romaines sur la puissance des pères et celle des maitres.

Le duc de Bragance avait des biens immenses dans le Poringal: lorsqu'il se révolta, on félicita le roi d'Espagne de la tiche confiscation qu'il allait avoir.

MONTESQUIEU.

plus occupé à la guerre, il était devenu le plus vil de tous les peuples; il regardait le commerce et les arts comme des choses propres aux seuls esclaves; et les distributions de blé qu'il recevait lui faisaient négliger les terres on l'avait accoutumé aux jeux et aux spectacles. Quand il n'eut plus de tribuns à écouter, ni de magistrats à élire, ces choses vaines lui devinrent nécessaires, et son oisiveté lui en augmenta le goût. Or, Caligula, Néron, Commode, Caracalla, étaient regrettés du peuple à cause de leur folie même; car ils aimaient avec fureur ce que le peuple aimait, et contribuaient de tout leur pouvoir et même de leur personne à ses plaisirs; ils prodiguaient pour lui toutes les richesses de l'empire; et, quand elles étaient épuisées, le peuple voyant sans peine dépouiller toutes les grandes familles, il jouissait des fruits de la tyrannie; et il en jouissait purement, car il trouvait sa sûreté dans sa bassesse. De tels princes haïssaient naturellement les gens de bien : ils savaient qu'ils n'en étaient pas approuvés 1; indignés de la contradiction ou du silence d'un citoyen austère, enivrés des applaudissements de la populace, ils parvenaient à s'imaginer que leur gouvernement faisait la félicité publique, et qu'il n'y avait que des gens malintentionnés qui pussent le censurer.

Caligula était un vrai sophiste dans sa cruauté : comme il descendait également d'Antoine et d'Auguste, il disait qu'il punirait les consuls, s'ils célébraient le jour de réjouissance établi en mémoire de la victoire d'Actium, et qu'il les punirait, s'ils ne le célébraient pas; et Drusille, à qui il accorda des honneurs divins, étant morte, c'était un crime de la pleurer, parce qu'elle était déesse, et de ne la pas pleurer, parce qu'elle était sa sœur.

C'est ici qu'il faut se donner le spectacle des choses humaines. Qu'on voie dans l'histoire de Rome tant de guerres entreprises, tant de sang répandu, tant de peuples détruits, tant de grandes actions, tant de triomphes, tant de politique, de

Les Grecs avaient des jeux où il était décent de combattre, comme il était glorieux d'y vaincre; les Romains n'avaient guère que des spectacles, et celui des infâmes gladiateurs leur était particulier. Or, qu'un grand personnage descendit luimême sur l'arène, ou montát sur le théâtre, la gravité romaine ne le souffrait pas. Comment un sénateur aurait-il pu s'y résoudre, lui à qui les lois défendaient de contracter aucune alliance avec des gens que les dégoûts ou les applaudissements même du peuple avaient flétris? Il y parut pourtant des empereurs; et cette folie, qui montrait en eux le plus grand déréglement du cœur, un mépris de ce qui était beau, de ce qui etait honnête, de ce qui était bon, est toujours marqué chez les historiens avec le caractère de la tyrannie.

sagesse, de prudence, de constance, de courage, | ce projet d'envahir tout, si bien formé, si bien soutenu, si bien fini, à quoi aboutit-il qu'à assouvir le bonheur de cinq ou six monstres? Quoi! ce sénat n'avait fait évanouir tant de rois que pour tomber lui-même dans le plus bas esclavage de quelques-uns de ses plus indignes citoyens, et s'exterminer par ses propres arrêts! on n'élève donc sa puissance que pour la voir mieux renversée! les hommes ne travaillent à augmenter leur pouvoir que pour le voir tomber contre eux-mêmes dans de plus heureuses mains!

Caligula ayant été tué, le sénat s'assembla pour établir une forme de gouvernement. Dans le temps qu'il délibérait, quelques soldats entrèrent dans le palais pour piller; ils trouvèrent, dans un lieu obscur, un homme tremblant de peur; c'était Claude : ils le saluèrent empereur.

Claude acheva de perdre les anciens ordres, en donnant à ses officiers le droit de rendre la justice'. Les guerres de Marius et de Sylla ne se faisaient principalement que pour savoir qui aurait ce droit, des sénateurs ou des chevaliers 2; une fantaisie d'un imbécile l'ôta aux uns et aux autres : étrange succès d'une dispute qui avait mis en combustion tout l'univers!

Il n'y a point d'autorité plus absolue que celle du prince qui succède à la république; car il se trouve avoir toute la puissance du peuple, qui n'avait pu se limiter lui-même. Aussi voyons-nous aujourd'hui les rois de Danemarck exercer le pouvoir le plus arbitraire qu'il y ait en Europe.

Le peuple ne fut pas moins avili que le sénat et les chevaliers. Nous avons vu que, jusqu'au temps des empereurs, il avait été si belliqueux, que les armées qu'on levait dans la ville se disciplinaient sur-le-champ, et allaient droit à l'ennemi. Dans les guerres civiles de Vitellius et de Vespasien, Rome, en proie à tous les ambitieux, et pleine de bourgeois timides, tremblait devant la première bande de soldats qui pouvait s'en approcher.

La condition des empereurs n'était pas meilleure comme ce n'était pas une seule armée qui eût le droit ou la hardiesse d'en élire un, c'était assez que quelqu'un fût élu par une armée pour

Auguste avait établi les procurateurs, mais ils n'avaient point de juridiction: et quand on ne leur obéissait pas, il fallait qu'ils recourussent à l'autorité du gouverneur de la province ou du préteur. Mais, sous Claude, ils eurent la juridiction ordinaire, comme lieutenants de la province; ils jugèrent encore des affaires fiscales: ce qui mit les fortunes de tout le monde entre leurs mains.

2 Voyez Tacite, Annales, liv. XII.

devenir désagréable aux autres, qui lui nommaient d'abord un compétiteur.

Ainsi, comme la grandeur de la république fut fatale au gouvernement républicain, la grandeur de l'empire le fut à la vie des empereurs. S'ils n'avaient eu qu'un pays médiocre à défendre, ils n'auraient eu qu'une principale armée, qui, les ayant une fois élus, aurait respecté l'ouvrage de ses mains.

Les soldats avaient été attachés à la famille de César, qui était garante de tous les avantages que leur avait procurés la révolution. Le temps vint que les grandes familles de Rome furent toutes exterminées par celle de César, et que celle de César, dans la personne de Néron, périt elle-même. La puissance civile, qu'on avait sans cesse abattue, se trouva hors d'état de contre-balancer la militaire; chaque armée voulut faire un empereur.

Comparons ici les temps. Lorsque Tibère commença à régner, quel parti ne tira-t-il pas du sé-nat1? Il apprit que les armées d'Illyrie et de Germanie s'étaient soulevées; il leur accorda quelques demandes, et il soutint que c'était au sénat à juger des autres: il leur envoya des députés de ce corps. Ceux qui ont cessé de craindre le pouvoir peuvent encore respecter l'autorité. Quand on eut représenté aux soldats comment, dans une armée romaine, les enfants de l'empereur et les envoyés du sénat romain couraient risque de la vie 3, ils purent se repentir, et aller jusqu'à se punir euxmêmes 4; mais, quand le sénat fut entièrement abattu, son exemple ne toucha personne. En vain Othon harangue-t-il ses soldats pour leur parler de la dignité du sénat 5; en vain Vitellius envoiet-il les principaux sénateurs pour faire sa paix avec Vespasien: on ne rend point dans un moment aux ordres de l'État le respect qui leur a été ôté si longtemps. Les armées ne regardèrent ces députés que comme les plus lâches esclaves d'un maître qu'elles avaient déjà réprouvé.

C'était une ancienne coutume des Romains, que celui qui triomphait distribuait quelques deniers à chaque soldat : c'était peu de chose 7. Dans les guerres civiles, on augmentà ces dons3. On

ITACITE, Annales, liv. I.

2 Cætera senatui servanda. (TACITE, Annales, liv. I.) 3 Voyez la harangue de Germanicus. (Ibid.)`

4 Gaudebat cædibus miles, quasi semet absolveret. (Ibid.)

On révoqua dans la suite les priviléges extorqués. (Ibid. ) (M.)

5 TACITE, Histoire, liv. I. 6 Ibid. liv. III.

7 Voyez dans Tite-Live les sommes distribuées dans divers triomphes. L'esprit des capitaines était de porter beaucoup d'argent dans le trésor public, et d'en donner peu aux soldats. 8 Paul-Emile, dans un temps où la grandeur des conquêtes

les faisait autrefois de l'argent pris sur les ennemis: dans ces temps malheureux on donna celui des citoyens ; et les soldats voulaient un partage là où il n'y avait pas de butin. Ces distributions n'avaient lieu qu'après une guerre Néron les fit pendant la paix. Les soldats s'y accoutumèrent; et ils frémirent contre Galba, qui leur disait avec courage qu'il ne savait pas les acheter, mais qu'il savait les choisir.

Galba, Othon, Vitellius, ne firent que passer. Vespasien fut élu, comme eux, par les soldats; il ne songea, dans tout le cours de son règne, qu'à rétablir l'empire, qui avait été successivement occupé par six tyrans également cruels, presque tous furieux, souvent imbéciles, et, pour comble de malheur, prodigues jusqu'à la folie.

Tite, qui lui succéda, fut les délices du peuple romain. Domitien fit voir un nouveau monstre plus cruel, ou du moins plus implacable que ceux qui l'avaient précédé, parce qu'il était plus timide.

Ses affranchis les plus chers, et, à ce que quelques-uns ont dit, sa femme même, voyant qu'il était aussi dangereux dans ses amitiés que dans ses haines, et qu'il ne mettait aucunes bornes à ses méfiances ni à ses accusations, s'en défirent. Avant de faire le coup, ils jetèrent les yeux sur un successeur, et choisirent Nerva, vénérable vieillard.

Nerva adopta Trajan, prince le plus accompli dont T'histoire ait jamais parlé. Ce fut un bonheur d'être né sous son règne, il n'y en eut point de si heureux ni de si glorieux pour le peuple romain. Grand homme d'État, grand capitaine, ayant un cœur bon qui le portait au bien, un esprit éclairé qui lui montrait le meilleur, une âme noble, grande, belle; avec toutes les vertus, n'étant extrême sur aucune; enfin l'homme le plus propre à honorer la nature humaine, et représenter la divine.

Il exécuta le projet de César, et fit avec succès la guerre aux Parthes. Tout autre aurait succombé dans une entreprise où les dangers étaient toujours présents et les ressources éloignées, où il fallait absolument vaincre, et où il n'était pas sûr de ne pas périr après avoir vaincu.

La difficulté consistait et dans la situation des deux empires et dans la manière de faire la guerre des deux peuples. Prenait-on le chemin de l'Arménie,

avait fait augmenter les libéralités, ne distribua que cent deners a chaque soldat; mais César en donna deux mille; et son exemple fut suivi par Antoine et Octave, par Brutus et Cassius. Voyez Dion et Appian.

Suscepere duo manipulares imperium populi romani transferendum, et transtulerunt. (TACITE, Histoire, liv. I.)

vers les sources du Tigre et de l'Euphrate: on trouvait un pays montueux et difficile, où l'on ne pouvait mener de convois; de façon que l'armée était demi-ruinée avant d'arriver en Médie 1. Entrait-on plus bas, vers le midi, par Nisibe: on trouvait un désert affreux qui séparait les deux empires. Voulait-on passer plus bas encore, et aller par la Mésopotamie: on traversait un pays en partie inculte, en partie submergé et, le Tigre et l'Euphrate allant du nord au midi, on ne pouvait pénétrer dans le pays sans quitter ces fleuves, ni guère quitter ces fleuves sans périr.

Quant à la manière de faire la guerre des deux nations, la force des Romains consistait dans leur infanterie, la plus forte, la plus ferme, et la mieux disciplinée du monde.

Les Parthes n'avaient point d'infanterie, mais une cavalerie admirable: ils combattaient de loin, et hors de la portée des armes romaines; le javelot pouvait rarement les atteindre; leurs armes étaient l'arc et des flèches redoutables; ils assiégeaient une armée plutôt qu'ils ne la combattaient : inutilement poursuivis, parce que chez eux fuir c'était combattre, ils faisaient retirer les peuples à mesure qu'on approchait, et ne laissaient dans les places que les garnisons; et, lorsqu'on les avait prises, on était obligé de les détruire; ils brûlaient avec art tout le pays autour de l'armée ennemie, et lui ôtaient jusqu'à l'herbe même; enfin ils faisaient à peu près la guerre comme on la fait encore aujourd'hui sur les mêmes frontières.

D'ailleurs les légions d'Illyrie et de Germanie qu'on transportait dans cette guerre n'y étaient pas propres les soldats, accoutumés à manger beaucoup dans leur pays, y périssaient presque tous.

Ainsi, ce qu'aucune nation n'avait pas encore fait, d'éviter le joug des Romains, celle des Parthes le fit, non pas comme invincible, mais comme inaccessible.

Adrien abandonna les conquêtes de Trajan 3, et borna l'empire à l'Euphrate; et il est admirable qu'après tant de guerres, les Romains n'eussent perdu que ce qu'ils avaient voulu quitter, comme la mer, qui n'est moins étendue que lorsqu'elle se retire d'elle-même.

La conduite d'Adrien causa beaucoup de murmu

Le pays ne fournissait pas d'assez grands arbres pour faire des machines pour assiéger les places. (PLUTARQUE, Fie d'Antoine.)

2 Voyez Hérodien, Vie d'Alexandre.

3 Voyez Eutrope. La Dacie ne fut abandonnée que sous Au

rélien.

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