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cœur, et elle n'aura plus rien de beau. Il y a encore une autre distinction; c'est l'objet dans la nature, et le même objet dans l'art ou l'imitation. Le terrible incendie, au milieu duquel hommes, femmes, enfans, pères, mères, frères, sœurs, amis, étrangers, concitoyens," tout périt, vous plonge dans la consternation; vous fuyez, vous détournez vos regards, vous fermez vos oreilles aux cris. Spectateur dé sespéré d'un malheur commun à tant d'êtres. chéris, peut-être hasarderez-vous votre vie, vous chercherez à les sauver ou à trouver dans les flammes le même sort qu'eux. Qu'on vous montre sur la toile les incidens de cette calamité, et vos yeux s'y arrêteront avec joie. Vous direz avec Enée

En Priamus; sunt hic etiam sua præmia laudi.

« Et je verserai des larmes... ». Je n'en doute pas.... «Mais puisque j'ai du plaisir, qu'ai-je à >> pleurer? Et si je pleure, comment se fait-il >> que j'aie du plaisir ?... ». Seroit-il possible, l'abbé, que vous ne connussiez pas ces larmes-là? Vous n'avez donc jamais été vain, quand vous avez cessé d'être fort? Vous n'avez donc jamais arrêté vos regards sur celle qui venoit de vous faire le plus grand sacrifice qu'une femme honnête puisse faire ? Vous n'avez donc... «Par

» donnez-moi, j'ai....... j'ai éprouvé la chose; >> mais je n'en ai jamais su la raison, et je vous » la demande ».

Quelle question vous me faites-là, cher abbé! Nous y serions encore demain; et tandis que nous passerions assez agréablement notre temps, vos disciples perdroient le leur..... « Un mot seulement.... ». Je ne saurois. Allez à votre thême et à votre version.... «Un mot...». Non, non, pas une syllabe; mais prenez mes tablettes, cherchez au verso du premier feuil let, et peut-être y trouverez-vous quelques lignes qui mettront votre esprit en train. L'abbé prend les tablettes, et tandis que je m'habillois, illut.

La Rochefoucauld a dit que, dans les plus grands malheurs des personnes qui nous sont le plus chères, il y a toujours quelque chose qui ne nous déplait pas.... « Est-ce cela, me dit » l'abbé?...». Oui.... « Mais cela ne vient guère >> à la chose...». Allez toujours.... Et il continua.

N'y auroit-il pas à cette idée un côté vrai et moins affligeant pour l'espèce humaine? Il est beau, il est doux de compâtir aux malheureux; il est beau, il est doux de se sacrifier pour eux. C'est à leur infortune que nous devons la connoissance flatteuse de l'énergie de notre ame. Nous ne nous avouons pas aussi

franchement à nous-mêmes qu'un certain chirurgien le disoit à son ami: Je voudrois que vous eussiez une jambe cassée, et vous verriez ce que je sais faire. Mais tout ridicule que ce souhait paroisse, il est caché au fond de tous les cœurs; il est naturel; il est général. Qui est-ce qui ne desirera pas sa maîtresse au milieu des flammes, s'il peut se promettre de s'y précipiter comme Alcibiade, et de la sauver entre ses bras? Nous aimons mieux voir sur la scène l'homme de bien souffrant, que le méchant puni; et sur le théâtre du monde, au contraire, le méchant puni que l'homme de bien souffrant. C'est un beau spectacle que celui de la vertu sous les grandes épreuves. Les efforts les plus terribles tournés contre elle ne nous déplaisent pas. Nous nous assócions volontiers en idée au héros opprimé. L'homme le plus épris de la fureur, de la tyrannie, laisse-là le tyran, et le voit tomber avec joie dans la coulisse, mort d'un coup de poignard. Le bel éloge de l'espèce humaine, que ce jugement impartial du cœur en faveur de l'innocence! une seule chose peut nous rafprocher du méchant; c'est la grandeur de ses vues, l'étendue de son génie, le péril de son entreprise. Alors, si nous oublions sa méchanceté pour courir son sort; si nous conjurons

contre Venise avec le comte de Bedmar; c'est la vertu qui nous subjugue encore sous une autre face.... Cher abbé, observez en passant combien l'historien' éloquent peut être dangereux; et continuez.... Nous allons au théâtre chercher de nous-mêmes une estime que nous ne méritons pas; prendre bonne opinion de nous; partager l'orgueil des grandes actions que nous ne ferons jamais, ombres vaines des fameux personnages qu'on nous montre. Là, prompts à embrasser, à serrer contre notre sein la vertu menacée, nous sommes bien sûrs de triompher avec elle, ou de la lâcher quand il en sera temps; nous la suivons jusqu'au pied de l'échafaud, mais pas plus loin; et personne n'a mis sa tête sur le billot, à côté de celle du comte d'Essex; aussi le parterre est-il plein, et les lieux de la misère réelle sont-ils vides. S'il falloit sérieusement subir la destinée du malheureux mis en scène, les loges seroient désertes. Le poète, le peintre, le statuaire, le comédien, sont des charlatans qui nous vendent à peu de frais la fermeté du vieil Horace, le patriotisme du vieux Caton, en un mot, le plus séduisant des flatteurs.

L'abbé en étoit-là, lorsqu'un de ses élèves entra, sautant de joie, son cahier à la main.

L'abbé qui préféroit de causer avec moi, à aller à son devoir, car le devoir est une des choses les plus déplaisantes de ce monde; c'est toujours caresser sa femme et payer ses dettes; l'abbé renvoya l'enfant, me demanda la lecture du paragraphe suivant..... Lisez, l'abbé; et l'abbé lut.

Un imitateur de nature rapportera toujours son ouvrage à quelque but important. Je ne prétends point que ce soit en lui méthode, projet, réflexion; mais instinct, pente secrète, sensibilité naturelle, goût exquis et grand. Lorsqu'on présenta à Voltaire, Denys le Tyran, première et dernière tragédie de Marmontel, le vieux poète dit : Il ne fera jamais rien, il n'a pas le secret.... « Le génie » peut-être ?... ». Oui, l'abbé, le génie, et puis le bon choix des sujets; l'homme de nature opposé à l'homme civilisé ; l'homme sous l'empire du despotisme; l'homme accablé sous le joug de la tyrannie des pères, des mères, des époux, les liens les plus sacrés, les plus doux, les plus violens, les plus généraux, les maux de la société, la loi inévitable de la fatalité, les suites des grandes passions; il est difficile d'être fortement ému d'un péril qu'on n'éprouvera peut-être jamais. Moins la distance du personnage à moi est grande, Salon de 1767.

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