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de poésie dans la vie. Les héros, les amans romanesques, les grands patriotes, les magis trats inflexibles, les apôtres de religion, les philosophes à toute outrance, tous ces rares et divins insensés font de la poésie dans la vie, de-là leur malheur. Ce sont eux qui fournissent après leur mort aux grands tableaux. Ils sont excellens à peindre. Il est d'expérience que la nature condamne au malheur celui à qui elle a départi le génie, et celle qu'elle a douée de la beauté; c'est que ce sont des êtres poétiques. Je me rapelois la foule des grands hommes et des belles femmes, dont la qualité qui les avoit distingués de leur espèce avoit fait le malheur. Je faisois en moi-même l'éloge de la médiocrité qui met également à l'abri du blâme et de l'envie; et je me demandois pourquoi, cependant, personne ne voudroit perdre de sa sensibilité, et devenir médiocre ? O vanité de l'homme ! Je parcourois depuis les premiers personnages de la Grèce et de Rome, jusqu'à ce vieil abbé qu'on voit dans nos promenades, vêtu de noir, tête hérissée de cheveux blancs, l'oeil hagard, la main appuyée sur une petite canne, rêvant, allant, clopinant. C'est l'abbé de Gua de Malves. C'est un profond géomètre, témoin son Traité des Courbes du troisième et quatrième genre, et sa solution, ou plutôt

démonstration de la règle de Descartes sur les signes d'une équation. Cet homme, placé devant sa table, enfermé dans son cabinet, peut combiner une infinité de quantités; il n'a pas le sens commun dans la rue. Dans la même année, il embarrassera ses revenus de délégations; il perdra sa place de professeur au collége royal; il s'exclura de l'académie, et achèvera sa ruine par la construction d'une machine à cribler le sable, et n'en séparera pas une paillette d'or; il s'en reviendra pauvre et déshonoré; en s'en revenant il passera sur une planche étroite, il tombera et se cassera une jambe. Celui-ci est un imitateur sublime de nature; voyez ce qu'il sait exécuter, soit avec l'ébauchoir, soit avec le crayon, soit avec le pinceau; admirez son ouvrage étonnant; eh bien ! il n'a pas si-tôt déposé l'instrument de son métier, qu'il est fou. Ce poète que la sagesse paroît inspirer, et dont les écrits sont remplis de sentences à graver en lettres d'or, dans un instant il ne sait plus ce qu'il dit, ce qu'il fait ; il est fou. Cet orateur, qui s'empare de nos ames et de nos esprits, qui en dispose à son gré, descendu de la chaire, il n'est plus maître de lui; il est fou. Quelle différence! m'écriai-je, du génie et du sens commun de l'homme tranquille et de l'homme

passionné! Heureux, cent fois heureux, m'écriai-je encore, M. Baliveau, capitoul de Toulouse! c'est M. Baliveau, qui boit bien, qui mange bien, qui digère bien, qui dort bien. C'est lui qui prend son café le matin, qui fait la police au marché, qui pérore dans sa petite famille, qui arrondit sa fortune, qui prêche à ses enfans la fortune, qui vend à temps son avoine et son bled, qui garde dans son cellier ses vins, jusqu'à ce que la gelée des vignes en ait amené la cherté, qui sait placer sûrement ses fonds, qui se vante de n'avoir jamais été enveloppé dans aucune faillite, qui vit ignoré, et pour qui le bonheur inutilement envié d'Horace, le bonheur de mourir ignoré fut fait. M. Baliveau est un homme fait pour son bonheur, et pour le malheur des autres. Son neveu, M. de l'Empirée, tout au contraire. On veut être M. de l'Empirée à vingt ans, et M. Baliveau à cinquante. C'est. tout juste mon âge.

J'étois encore à quelque distance du château, lorsque j'entendis sonner le souper. Je ne m'en pressai pas davantage; je me mets quelquefois à table le soir, mais il est rare que je mange. J'arrivai à temps pour recevoir. quelques plaisanteries sur mes courses, et faire la chouette à deux femmes, qui jouèrent les

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cinq à six premiers rois d'un bonheur extraordinaire. La galerie, qui cherchoit encore à les amuser à mes dépens, trouvoit qu'avec la ressource dont j'étois dans la société, il ne falloit pas supporter plus long-temps ce goût effréné pour les montagnes et les forêts, qu'on y perdoit trop. On calcula ce que je devois à la compagnie à tant par partie et à tant de parties par jour. Cependant la chance tourna, et les plaisans changèrent de côté. Il y a plusieurs petites observations que j'ai presque toujours faites; c'est que les tateurs au jeu ne manquent guère de prendre parti pour le plus fort, de se liguer avec la fortune, et de quitter des joueurs excellens qui n'intéressoient pas leur jeu, pour s'attrouper autour de pitoyables joueurs qui risquoient des masses d'or. Je ne néglige point ces petits phénomènes lorsqu'ils sont constans, parce qu'alors ils éclairent sur la nature humaine que le même ressort meut dans les grandes occasions et dans les frivoles. Rien ne ressemble tant à un homme qu'un enfant. Combien le silence est nécessaire, et combien il est rarement gardé autour d'une table de jeud Combien la plaisanterie qui trouble et contriste le perdant y est déplacée, et combien je ne sais quelle sorte de plate commiséra

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tion est plus insupportable encore! S'il est rare de trouver un homme qui sache perdre, combien il est plus rare d'en trouver un qui sache gagner! Pour des femmes, il n'y en a point. Je n'en ai jamais vu une qui contînt ni sa bonne humeur dans la prospérité, ni sa mauvaise humeur dans l'adversité. La bizarrerie de certains hommes sérieusement irrités de la prédilection aveugle du sort, joueurs infidèles ou fâcheux par cette unique raison ! Un certain abbé de Maginville qui dépensoit fort bien vingt louis à nous donner un excellent dîner, nous voloit au jeu un petit écu, qu'il abandonnoit le soir à ses gens! L'homme ambitionne la supériorité, même dans les plus petites choses. Jean-Jacques Rousseau, qui me gagnoit toujours aux échecs, me refusoit un avantage qui rendît la partie plus égale...... << Souffrez-vous à perdre, me disoit-il » ? Non, lui répondois-je; mais je me défendrois mieux, et vous en auriez plus de plaisir..... « Cela se » peut, répliquoit - il; laissons pourtant les >> choses comme elles sont ». Je ne doute point que le premier président ne voulût savoir tenir un fleuret et tirer des armes mieux que Motet; et l'abbesse de Chelles, mieux danser que la Guimard. On sauve la médiocrité ou son ignorance par du mépris.

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