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se sont éloignés de plus en plus de la vérité, du modèle premier, de l'image intellectuelle, en sorte qu'il n'y a point, qu'il n'y eut jamais, et qu'il ne peut jamais y avoir ni un tout, ni par conséquent une seule partie d'un tout qui n'ait souffert; sais-tu, mon ami, ce que tes plus anciens prédécesseurs ont fait ? Par une longue observation, par une expérience consommée, par la comparaison des organes avec leurs fonctions naturelles, par un tact exquis, par un goût, un instinct, une sorte d'inspiration donnée à quelques rares génies, peut-être par un projet naturel à un idolâtre, d'élever l'homme au-dessus de sa condition, et de lui imprimer un caractère divin, un caractère exclusif de toutes les servitudes de notre vie chétive, pauvre, mesquine et misérable, ils ont commencé par sentir les grandes altérations, les difformités les plus grossières, les grandes souffrances. Voilà le premier pas qui n'a proprement réformé que la masse générale du systême animal, ou quelques-unes de ses portions principales. Avec le temps, par une marche lente et pusillanime, par un long et pénible tâtonnement, par une notion sourde, secrète d'analogie, le résultat d'une infinité d'observations successives dont la mémoire s'éteint et dont l'effet reste, la réforme

s'est étendue à de moindres parties, de cellesci à de moindres encore, et de ces dernières aux plus petites, à l'ongle, à la paupière, aux cils aux cheveux, effaçant sans relâche et avec une circonspection étonnante les altérations et difformités de nature viciée, ou dans son origine, ou par les nécessités de sa condition, s'éloignant sans cesse du portrait, de la ligne fausse, pour s'élever au vrai modèle idéal de la beauté, à la ligne vraie; ligne vraie, modèle idéal de la beauté, qui n'exista nulle part que dans la tête des Agasias, des Raphaël, des Poussin, des Pujet, des Pigal, des Falconnet; modèle idéal de la beauté, ligne vraie dont les artistes subalternes ne puisent des notions incorrectes, plus ou moins approchées, que dans l'antique ou dans les ouvrages incorrects de la nature; modèle idéal de la beauté, ligne vraie, que ces grands maîtres ne peuvent inspirer à leurs élèves aussi rigoureusement qu'ils la conçoivent ; modèle idéal de la beauté, ligne vraie, audessus de laquelle ils peuvent s'élancer en se jouant, pour produire le chimérique, le sphinx, le centaure, l'hypogriphe, le faune, et toutes les natures mêlées, au-dessous de laquelle ils peuvent descendre pour produire les différens portraits de la vie, la charge, le monstre, le

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grotesque, selon la dose de mensonge qu'exige leur composition et l'effet qu'ils ont à produire, en sorte que c'est presque une question vide de sens, que de chercher jusqu'où il faut se tenir approché ou éloigné du modèle idéal de la beauté, de la ligne vraie; modèle idéal de la beauté, ligne vraie non traditionnelle, qui s'évanouit presque avec l'homme de génie ; qui forme pendant un temps l'esprit, le caractère, le goût des ouvrages d'un peuple, d'un siècle, d'une école; modèle idéal de la beauté, ligne vraie, dont l'homme de génie aura la notion plus ou moins rigoureuse, selon le climat, le gouvernement, les loix, les circonstances qui l'auront vu naître; modèle idéal de la beauté, ligne vraie, qui se corrompt, qui se perd et qui ne se retrouveroit peut-être parfaitement chez un peuple, que par le retour à l'état de barbarie; car, c'est la seule condition où les hommes convaincus de leur ignorance puissent se résoudre à la lenteur du tâtonnement; les autres restent médiocres, précisément parce qu'ils naissent, pour ainsi dire, savans. Serviles et presque stupides imitateurs de ceux qui les ont précédés, ils étudient la nature comme parfaite, et non comme perfectible; ils vont la chercher, non pour approcher du modèle idéal et de la ligne vraie,

mais pour approcher de plus près de la copie de ceux qui l'ont possédée. C'est du plus habile d'entre eux que le Poussin a dit qu'il étoit un ange en comparaison des modernes, et un âne en comparaison des anciens. Les imitateurs scrupuleux de l'antique ont sans cesse les yeux attachés sur le phénomène ; mais aucun d'eux n'en a la raison. Ils restent d'abord un peu au-dessous de leur modèle; peu à peu ils s'en écartent davantage; du quatrième degré de portraitiste, de copiste, ils se ravalent au centième. Mais, me direz-vous, il est donc impossible à nos artistes d'égaler jamais les anciens? Je le pense, du moins en suivant la route qu'ils tiennent, en n'étudiant la nature, en ne la recherchant, en ne la trouvant belle que d'après des copies antiques, quelque sublimes qu'elles soient, et quelque fidelle que puisse être l'image qu'ils en ont. Réformer la nature sur l'antique, c'est suivre la route inverse des anciens qui n'en avoient point; c'est toujours travailler d'après une copie et puis, mon ami, croyez-vous qu'il n'y ait aucune différence entre être de l'école primitive et du secret, partager l'esprit national, être animé de la chaleur, et pénétré des vues, des procédés, des moyens de ceux qui ont fait la chose, et voir simplement la chose faite ?

Croyez-vous qu'il n'y ait aucune différence entre Pigal et Falconnet à Paris, devant le gladiateur, et Pigal et Falconnet dans Athènes, et devant Agasias? C'est un vieux conte, mon ami, que pour former cette statue vraie ou imaginaire que les anciens appeloient la règle, et que j'appelle le modèle idéal ou la ligne vraie, ils aient parcouru la nature, empruntant d'elle dans une infinité d'individus les plus belles parties dont ils composèrent un tout. Comment est-ce qu'ils auroient reconnu la beauté de ces parties? De celles sur-tout qui, rarement exposées à nos yeux, telles que le ventre, le haut des reins, l'articulation des cuisses ou des bras, où le poco piu et le poco meno sont sentis par un si petit nombre d'artistes, ne tiennent pas le nom de belles de l'opinion populaire, que l'artiste trouve établie en naissant et qui décide son jugement. Entre la beauté d'une forme et sa difformité, il n'y a que l'épaisseur d'un cheveu; comment avoient-ils acquis ce tact qu'il faut avoir avant que de rechercher les formes les plus belles éparses, pour en composer un tout? Voilà ce dont il s'agit. Et quand ils eurent rencontré ces formes, par quel moyen incompréhensible les réunirent-ils ? Qu'est-ce qui leur inspira la véritable échelle à laquelle il falloit les réduire ? Avancer un pareil paradoxe,

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