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animaux de Circé le caractère des hommes ; mais si, comme on l'a dit, son dessein étoit de faire allusion aux passions et aux plaisirs sensuels, il n'est pas douteux que l'idée d'un caractère sauvage convenoit beaucoup mieux. Nous citerons ici, pour justifier notre opinion, le portrait que fait Platon, dans sa République, des hommes livrés aux passions brutales: « Ils sont, dit-il, comme des bêtes qui regardent loujours en bas, et qui sont courbées vers la terre ; ils ne » songent qu'à manger et à repaître, à satisfaire leurs desirs grossiers; et, dans l'ardeur de les rassasier, ils regimbent, » ils égratignent, ils se battent à coups d'ongles et de cornes » de fer, et périssent à la fin par leur gourmandise insatiable. »

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Hujus apes summum dense (mirabile dictu),
Stridore ingenti liquidum trans æthera vectæ,
Obsedere apicem; et, pedibus per mutua nexis,
Examen subitum ramo frondente pependit.

Cet essaim d'abeilles est décrit de la manière la plus poétique et la plus exacie. Le second vers, stridore ingenti liquidum trans æthera vectæ, exprime par son harmonie la marche rapide de cette petite colonie, et son arrivée sur les branches du laurier d'Apollon. Le dernier vers présente une image pittoresque. M. de Réaumur, qui est l'historien des abeilles comme Virgile est leur poëte, a décrit la manière dont un essaim s'attache à la branche d'un arbre et y forme un massif en forme de feston. Tout ce qu'a dit le naturaliste se voit dans les deux derniers vers que nous venons de citer. Cette image des abeilles est heureusement adaptée aux mœurs pastorales de ces temps reculés; et leur retraite sur le laurier d'Apollon est très-propre à figurer l'arrivée de

la colonie des Troyens, qui abordent en Italie sous les auspices des dieux.

Heus! etiam mensas consumimus! inquit Iulus.

Ce passage a été l'objet des censures les plus amères. Addisson et d'autres écrivains célèbres ont répondu aux critiques que Virgile n'avoit pu s'écarter de la tradition, et que cette histoire, qui 'paroît puérile, avoit été consacrée dans les antiquités romaines. Voltaire ajoute que le poëte latin s'est trouvé obligé de rapporter ces paroles d'Iule, dans un poëme sur la fondation de Rome, de même qu'un poëte français seroit forcé de parler du pigeon qui apporte la sainte ampoule, dans un poëme où il seroit question de l'origine de la monarchie française. La poésie épique vit de fictions; ces fictions tiennent au merveilleux, et le pcëte doit s'attacher autant qu'il peut à les rendre plus vraisemblables, en les joignant à quelques traits déjà connus et accrédités. Les lecteurs sont disposés à croire ce qu'ils ne connoissent point encore en faveur de ce qu'ils connoissent et de ce qu'ils croient déjà, et l'histoire prête ainsi son autorité à la fable. Strabon parle des tables mangées par les Troyens, et Denys d'Halicarnasse raconte cet évènement presque avec les mêmes circonstances que Virgile: «<Lorsque la flotte des Troyens, dit-il, fut arri»vée au pays des Laurentins, et qu'elle eut campé sur le » bord de la mer, on manqua d'eau douce à l'instant des >> fontaines sortirent de dessous terre, et fournirent de l'eau » à l'armée. On offrit ensuite des sacrifices, et l'on servit à » manger, après s'être assis à terre. On éleva des tables de persil sauvage, qu'on mit en monceaux, et on arrangea par» dessus des pains, afin de manger plus proprement. Comme

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» la faim fit dévorer ces pains, un des fils d'Énée, ou quel» que autre, s'écria: Nous mangeons nos tables! A ces mots, » tous firent grand bruit et dirent que l'oracle s'accomplissoit. » En effet, ils avoient reçu cette réponse, ou à Dodone, » comme le rapportent quelques historiens, ou, selon d'autres, » à Érythre, bourgade du mont Ida, où résidoit une sibylle. » On leur avoit ordonné de naviguer vers l'occident, jusqu'en » un lieu où ils mangeroient leurs tables: voyant que la pré» diction étoit accomplie, ils se laissèrent guider par un che» val, et bâtirent des maisons dans l'endroit où il se reposa.»

Tectum augustum, ingens, centum sublime columnis,
Urbe fuit summâ, Laurentis regia Pici,

Horrendum silvis et relligione parentum.

Ce palais auguste, immense, soutenu par cent colonnes, et entouré de son bois sacré, recommandable par la piété des mœurs antiques, donne d'abord une idée juste et heureuse de l'antiquité voisine de l'âge de Saturne. On croira peut-être difficilement que le bon Picus eût un palais soutenu par cent colonnes; mais il ne faut pas oublier que l'ordre toscan, le plus simple, le plus fort et le plus solide de tous les ordres d'architecture, est dû aux peuples de l'ancienne Étrurie. Le reste de cette description est un mélange de choses qui appartiennent à la guerre et de celles qui appartiennent à l'agriculture; ce qui caractérise très-bien les mœurs de Rome, dont le poëte veut chanter l'origine.

Multaque præterea sacris in postibus arma ;
Captivi pendent currus, curvæque secures,
Et cristaæ capitum, et portarum ingentia claustra,
Spiculaque, clypeique, ereptaque rostra carinis,

Ces vers ont été imités par Stace, dans sa description du temple de Mars. Voici les vers de la Thébaïde, liv. 7: Terrarum exuviæ circùm et fastigia templi Captæ insignibant gentes, cælataque ferro Fragmina portarum, bellatricesque carinæ, Et vacui currus, potitaque curribus æra.

Ce passage est un des plus beaux de la Thebaïde; et c'est ainsi que Stace auroit toujours dù imiter Virgile, qu'il cherchoit à prendre pour modèle.

Num capti potuere capi? num incensa cremavit
Troja viros?

Quel que beau que soit le discours de Junon, il faut avouer que cette espèce d'opposition et de jeu de mots n'est pas digne de son caractère. L'antithèse est une figure froide et qui tient de l'esprit de symétrie; elle ne peut s'allier au langage des passions, et, surtout à celui de la colère. Virgile a voulu imiter ici ces vers d'Ennius sur les murs de Troie :

Quæ neque dardaniis campis potuere perire,

Nec cùm capta, capi, nec, cùm combusta, cremari.

Ces vers d'Ennius étoient fameux dans l'antiquité latine; mais ils étoient plus faits pour être imités par Ovide que par Virgile.

Fecundum concute pectus,

Disjice compositam pacem, sere crimina belli:

Arma velit, poscatque simul, rapiatque juventus, etc.

Ce discours, adressé par l'épouse de Jupiter à Alecton, est la plus belle exposition qu on puisse faire des scènes sauglantes qui vont avoir lieu; tous les fléaux dont on est me

nace semblent être dans ces mots, Fecundum concute pectus. En général, ce morceau d'Alecton est admirable dans tous ses détails. Le serpent qu'elle jette dans le sein d'Amate, qui se glisse dans le cœur de la reine, qui s'insinue sous ses habits, qui se replie autour de son cou, et glisse successivement sur tous ses membres, est décrit avec une telle énergie, avec une telle vérité, qu'on croit le voir et suivre tous ses mouvemens; le lecteur frémit pour la malheureuse Amate.

Le désespoir et la fureur de la reine sont tracés avec le même pinceau. Sa fuite dans les forêts avec les bacchantes, ses invocations à Bacchus, auquel elle veut consacrer sa fille, donnent une nouvelle vraisemblance à la fiction du poëte, en la mêlant aux cérémonies usitées chez les païens. Ici Virgile se livre à tout son enthousiasme poétique; et il pourroit s'écrier comme Horace: Quò me, Bacche, rapis tui plenum?

que

Alecton, pour enflammer Turnus, prend les traits d'une vieille prêtresse de Junon; et l'on ne voit pas d'abord le motif de cette métamorphose, puisqu'elle ne produit point l'effet s'étoit promis cette fille des enfers: mais, en réfléchissant un peu, on s'aperçoit que le poëte a voulu mettre le caractère de Turnus dans tout son jour, et l'opposer à celui du pieux Énée. Turnus méprise les avis de la prêtresse de Junon, il se rit de la vaine crédulité de la vieillesse, et il ne cède qu'à la fatale influence des enfers. Juvénal étoit particulièrement frappé de ce passage de Virgile, comme on le voit dans ces vers de la septième satire:

Magnæ mentis opus, nec de lodice paranda
Attonitæ, currus et equos, faciesque deorum

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