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doute les Romains. Il est à présumer que celui qui connois-: soit si bien le cœur humain connoissoit aussi les bornes de la vraisemblance ; et le poëte qui a fait l'épisode de Nisus et d'Euryale ne sauroit être accusé d'avoir violé les principes de la raison.

Ce dévouement de Nisus et d'Euryale n'est pas seulement un des plus beaux morceaux de l'Énéide, il forme le plus bel épisode qu'ait jamais conçu la poésie épique chez les anciens et chez les modernes. Cet épisode est imité du dixième livre de l'Iliade; mais combien l'imitation est au-dessus du modèle !

Dans l'Iliade, Diomède et Ulysse partent la nuit pour s'introduire dans le camp des Troyens, et pour surprendre les projets de l'ennemi; ils font un grand carnage parmi les, troupes d'Hector, et ils reviennent emmenant avec eux les, chevaux de Rhésus. Dans l'Eneide, ce sont deux jeunes guerriers qui se dévouent au salut des Troyens: leur motif est beaucoup plus noble que celui de Diomède et d'Ulysse. Tandis que ceux-ci vont épier l'ennemi dans les ténèbres, Ni- ‹ sus et Euryale sortent des murs pour aller avertir Énée du, danger qui menace les siens ; ils ne sont pas seulement le modèle du courage, ils sont encore un modèle de l'amitié la plus tendre et la plus généreuse ; ils périssent tous, les deux victimes de leur attachement héroïque. Ils sont embrassés en partant par le jeune Ascagne; ils emportent les vœux des chefs de l'armée; ils signalent leur courage par de nombreux exploits; ils succombent au milieu de', leurs triomphes; et le désespoir d'une mère est le dernier.. trait de ce tableau touchant. Toutes ces sources d'intérêt ne se trouvent point dans Homère; et après avoir lu l'épisode.

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latin on ne peut s'empêcher de dire de Virgile ce que Cicéron disoit des orateurs et des philosophes de Rome : Nostri aut meliùs invenerunt, aut inventa a Græcis meliora fecerunt.

Cet épisode est un petit drame auquel il ne manque que l'appareil de la représentation. Le lecteur connoît le lieu de la scène, le caractère, la qualité des personnages, et le

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tif qui les fait agir: voilà l'exposition. Vient ensuite le neud de cette action tragique : les deux jeunes guerriers se sont fait un chemin dans le camp ennemi; le spectateur espère. Volscens survient; il reconnoît Nisus et Euryale; l'espérance est remplacée par les alarmes : mais les deux amis se confient à l'obscurité de la nuit et de la forêt; espère encore les voir échapper. Enfin Euryale qui s'est égaré tombe entre les mains des Rutules; il ne reste plus d'espoir que dans le courage et le dévouement de Nisus; mais les coups qu'il porte causent la mort de son ami : Euryale expire, et Nisus est bientôt immolé auprès de lui. Le récit de cette action est presque tout entier dans la bouche des personnages; c'est tantôt Nisus, tantôt Euryale, tantôt sa mère, qui paroissent sur la scène; et le poëte ne se montre qu'à la fin, comme pour applaudir au dévouement des deux amis, et transmettre leur nom à la postérité.

Turnus paroît dans ce neuvième livre avec beaucoup d'éclat, et quelques commentateurs l'ont reproché à Virgile. Nous croyons devoir rapporter ici ce que dit le père Le Bossu du caractère de Turnus. « Ce caractère, dit-il, est le même » que celui d'Achille, autant que le changement du dessin » et celui de la fable l'ont permis. C'est un jeune homme » furieux et passionné pour une fille qu'un rival lui venț

» enlever; il ne songe qu'aux armes et à la

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» mettre en peine si elle sera juste. Il est moins soldat et » plus général qu'Achille; mais ce général d'office s'oublie quelquefois pour faire le simple soldat: sans cela il auroit » achevé la guerre dès le second jour, lorsqu'étant entré » dans le camp d'Énée qu'il assiégeoit, sa fureur lui fit oublier » d'en tenir la porte ouverte aux siens comme il lui eût été » facile. Le caractère de Turnus a encore cette injustice » d'Achille qui d'une querelle particulière fait une guerre générale. Cette guerre rend sa colère pernicieuse aux deux partis, et plus au sien qu'à celui de son ennemi, et elle » expose tant de milliers d'innocens pour l'intérêt d'un seul. »

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Nous développerons ailleurs quelques-unes de ces observations; nous nous contenterons ici de faire remarquer que si Turnus est un autre Achille, le poëte a soin de ne le faire paroître tel qu'en l'absence d'Énée. C'est là une adresse des plus heureuses, et l'on doit s'étonner qu'aucun des commentateurs n'en ait parlé. Ce neuvième livre est celui où le jeune Ascagne joue le rôle le plus brillant, et en cela Virgile fait preuve du même jugement. Dans le premier livre, le fils d'Enée est transporté par Vénus dans l'île de Paphos; dans le quatrième et dans le septième il est présenté comme un chasseur intrépide; dans ce neuvième livre, Énée est absent, Ascagne devient l'espérance des Troyens; sa sagesse brille dans les conseils, et son courage sur le champ de bataille. Ac veluti pleno lupus insidiatus ovili,

Quum fremit ad caulas, ventos perpessus et imbres,
Nocte super medià; tuti sub matribus agni

Balatum exercent: ille, asper et improbus irâ,

Sævit in absentes; collecta fatigat edendi
Ex longo rabies, et siccæ sanguine fauces.
Haud aliter, etc.

Cette comparaison, comme la plupart de celles des anciens, n'a rien d'ingénieux et de brillant dans la pensée le poëte le plus médiocre pouvoit comparer Turnus attaquant les remparts des assiégés à un loup affamé qui rode autour d'une bergerie; mais les expressions et les images que Virgile emploie ne peuvent appartenir qu'à un poëte du plus grand génie. Non seulement le loup tente un accès dans la bergerie; mais il frémit de rage, il brave l'orage et la tempête, ventos perpessus et imbres : ainsi Turnus brave les traits des ennemis. Tandis que le loup exerce au-dehors sa fureur, les agneaux reposent tranquillement sous leurs mères, et poussent de longs bêlemens, tuti sub matribus agni balatum exercent: ainsi la jeunesse troyenne reste renfermée dans ses remparts, et se repose sur la prudence des chefs. Eu deux vers le poëte expose deux scènes différentes, et fait voir tout à la fois ce qui se passe au-dedans et au-dehors du camp. Il revient ensuite au loup, image de Turnus, dont il caractérise la férocité et l'impuissance par ces mots admirables: Ille, asper et improbus irá, sævit in absentes. Aveuglé par la colère, il s'acharne sur sa proie absente. Après cela, on pourroit croire que toutes les couleurs sont épuisées, et qu'il ne reste plus rien à dire au poëte; mais il trouve encore des expressions plus fortes, plus énergiques que les précédentes: rien n'égale la vigueur et la beauté de ces derniers traits du tableau, Collecta fatigat edendi ex longo rabies, et siccæ sanguine fauces. Notre langue se refuse à exprimer ces images hardies, et c'est ici qu'il faut dire de Virgile ce que Virgile disoit d'Homère, « qu'il est plus difficile de lui arracher un vers que d'arracher à » Hercule sa massue. »

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Nisus ait: Dîne hunc ardorem mentibus addunt,
Euryale? an sua cuique deus fit dira cupido?

Le Tasse, dans le douzième livre de la Jérusalem délivrée, a imité l'épisode de Nisus et d'Euryale. Tandis que la Nuit roule son char d'ébène, Clorinde s'occupe d'un grand projet, et elle se tourne vers Argant : « Depuis » long-temps, lui dit-elle, je ne sais quoi d'extraordinaire, » de hardi, roule dans mon ame inquiète, soit inspiration » de Dieu, soit erreur de l'homme qui se fait un dieu de son » desir. Vois ces flambeaux qui brillent hors du camp des ennemis; j'irai là, le fer dans une main, une torche dans » l'autre, et je mettrai le feu à la tour. » Argant sent à ces paroles l'aiguillon de l'honneur, et il veut accompagner l'héroïne dans son expédition glorieuse. Tous les deux ils se rendent auprès d'Aladin, qui les reçoit au milieu des plus sages de son conseil, approuve leur dessein, et donne de grands éloges à leur courage. Ils partent au milieu des ténèbres, pénètrent dans le camp ennemi, brûlent la tour qui menaçoit Solime. Poursuivis par les chrétiens, ils retournent vers la ville; Argant est reçu par les siens au milieu des acclamations, et, dans le tumulte de la mêlée, la porte est refermée sur Clorinde. L'héroïne combat seule; elle immole plusieurs chrétiens, et elle succombe enfin sous le fer de Tancrède, qui la reconnoît et pleure sa victoire.

Tel est le sujet de l'épisode de Clorinde et d'Argant; plusieurs détails ont été copiés mot pour mot de Virgile, et c'est sans contredit ce qu'on trouve de mieux dans ce morceau. L'idée d'introduire une femme sur la scène, et de la faire pénétrer la nuit dans le camp des chrétiens, s'écarte peutêtre de la dignité du poëme épique. L'amour que le Tasse met

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