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le livre précédent. Anchise est envoyé des Champs Élysées par les dieux mêmes pour inviter son fils à descendre dans les enfers; il lui dit positivement que telle est la volonté de Jupiter,

Imperio Jovis huc venio...

Il lui commande de ne point aborder en Italie avant d'avoir rempli cet ordre du ciel:

Ditis tamen antè

Infernas accede domos; et Averna per alta
Congressus pete, nate, meos.

Énée pénètre dans le séjour des morts à travers mille dangers pour satisfaire sa piété filiale, et pour obéir aux immortels; il va recevoir de la bouche même du demi-dieu qui fut son père tout le système de la morale et de la religion nécessaire au grand état qu'il doit fonder: il visite tour à tour le Tartare et l'Élysée; et ce double spectacle met sous ses yeux les divers degrés de peine et de récompense destinés à chaque espèce de crime et de vertu : les secrets des enfers et des cieux sont dévoilés pour l'instruction de la terre, et le code des morts sert en quelque sorte de modèle à celui des vivans. La muse de Virgile est vraiment une muse législatrice comme celle des premiers poëtes qui, suivant les anciennes traditions, policèrent la société naissante, et qui sont placés par Virgile lui-même dans le séjour des justes, à côté de tous les bienfaiteurs de l'humanité:

Quique pii vates et Phoebo digna locuti,
Inventas aut qui vitam excoluere per artes,
Quique sui memores alios fecere merendo:
Omnibus his niveâ cinguntur tempora vittâ.

Cette descente d'Énée aux enfers offre une idée plus neuve

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et plus grande encore. Quel est le but principal de ce voyage mystérieux? Pourquoi Anchise ordonne-t-il à son fils de l'entreprendre ? C'est pour lui révéler les destinées de cette ville nouvelle où les restes de Troie vont s'établir et commander au monde :

Tum genus omne tuum,

et quæ

dentur moenia, disces.

:

Cette conception originale et sublime appartient tout entière à Virgile; on n'en trouve nulle part le germe dans Homère elle a été et sera dans tous les temps une des sources les plus abondantes du merveilleux épique. C'est aussi l'endroit de Virgile que Boileau semble admirer le plus et qu'il désigne dans ces vers de l'Art poetique:

Bientôt vous le verrez, prodiguant les miracles,

De Styx et d'Acheron peindre les noirs torrens "
Et déjà les Césars dans l'Élysée errans.

En ouvrant ainsi le livre des destins, en faisant voir dans des tableaux prophétiques' tout ce qui doit être un jour, Virgile a trouvé le secret de réunir, pour ainsi dire, la vérité et la fiction. Comment refusera-t-on le titre d'inventeur à celui qui créa pour l'épopée le plus beau genre de merveilleux? Tous les poëtes ont imité à l'envi cette création du poëte latin; tous ils ont multiplié ces visions de l'avenir dent il ale premier donné le modèle. Dans la Jérusalem delivrée, un saint vieillard montre au jeune. Renaud toute la suite de ses descendans, et leurs exploits futurs qu'une main divine a gravés sur son bouclier. Le Camoëns a fait entrer dans divers épisodes, par des machines à peu près semblables, toute l'histoire du Portugal. Un envoyé céleste, avant d'exiler Adam du paradis terrestre, rassemble sous les yeux

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du père des hommes tous les siècles et tous les peuples qu'a perdus son crime, et lui fait entrevoir de loin le messie qui doit sauver le genre humain. Henri IV enfin, transporté en songe dans le palais des Destins, y voit briller d'avance les beaux jours du siècle de Louis XIV. A la fin des notes de ce chant, on jettera un coup d'œil sur ces diverses imitations.

Sic fatur lacrymans, classique immittit habenas,

Et tandem Euboicis Cumarum allabitur oris.

Virgile a soin de rassembler toutes les traditions nationales; il n'omet rien de ce qui peut illustrer les fleuves, les villes, les ports et tous les lieux de l'Italie. Ce n'est pas saus raison les larmes d'Énée honorent la mémoire du

que

pilote qu'il a perdu : « Les Troyens, selon Denys d'Hali>> carnasse, arrivèrent d'abord en Italie, au port de Palinure; » un de leurs principaux pilotes y perdit la vie, et ce lieu» en reçut le nom. De là Enée vint dans un autre port de » la Campanie, où mourut Misène, l'un de ses plus illustres » compagnons; et le promontoire voisin s'appela Misène. »

(Antiquités Rom., liv. 1, ch. 11me,)

Nous avons déjà vu Palinure mourir dans le dernier chant; Misène finira ses jours dans celui-ci ; et Virgile marquera dans ses vers les lieux qui doivent garder le souvenir des deux Troyens,

Æternumque tenet per sæcula nomen.

Il ne manque pas d'indiquer aussi l'origine de Cumes; cette ville avoit été peuplée par Hippocles Cumæus, né à Chalcis dans l'île d'Eubée. Tel est au moins le récit de Strabon, qui semble regarder la colonie de Cumes comme

le plus ancien monument du passage des Grecs en Italie. Le poëte est en tout d'accord avec le géographe. Cumes dans ses vers vient aussi de l'Eubée, oris Euboicis; et plus bas il l'appelle ville Chalcidienne, arx Chalcidica.

Redditus his primùm terris, tibi, Phoebe, sacravit
Remigium alarum.

Cette expression si hardiment figurée est pourtant d'une extrême justesse l'air est un fluide comme l'eau. Dédale ramoit donc avec des ailes dans ce nouvel océan. Lucrèce avoit déjà employé cette image pour les oiseaux :

Cùm advenere volantes,

Remigii oblita pennarum vela remittunt.

Ce n'est pas le seul emprunt que Virgile ait fait à Lucrèce. C'est ainsi que l'art de Racine reprenoit quelquefois des expressions jetées par le génie de Corneille, et leur rendoit un nouvel éclat en les mettant à leur véritable place. On trouve dans Alzire une métaphore du même

genre:

Je montrai le premier aux peuples du Mexique
L'appareil, inoui pour ces mortels nouveaux,
De nos chateaux ailés qui voloient sur les eaux.

Cæca regens filo vestigia.

Catulle avoit dit non moins bien:

Errabunda regens tenui vestigia filo.

Ce vers se trouve dans l'épisode d'Ariane qui est un si brillant hors-d'œuvre du poëme de Thétis et de Pélée. On У reconnoît l'original de ces deux beaux vers de Racine : Pour en développer l'embarras incertain,

Ma soeur du fil fatal eût armé votre main.

Tu quoque magnam

Partem opere in tanto, sineret dolor, Icare, haberes.
Bis conatus erat casus effingere in auro;

Bis patriæ cecidere manus.

Il n'est pas besoin de faire admirer cette apostrophe touchante à Icare: les vers se soulèvent et retombent avec la main paternelle qui veut en vain graver la funeste aventure de son fils; ils font sentir tour à tour l'effort et l'affaissement de la douleur.

Poscere fata

Tempus, ait: deus, ecce, deus. Cui talia fanti
Ante fores, subitò non vultus, nor color unus,
Non compte mansere come; sed pectus anhelum
Et rabie fera corda tument, majorque videri,
Nec mortale sonans, etc.

L'abbé Desfontaines observe fort bien que ce tableau de la Sibylle échevelée, hors d'elle-même, et luttant contre le dieu qui veut la dompter, a fourni les plus belles images des premières strophes de l'ode au comte du Luc. Rousseau compare fort heureusement les approches du génie qui vient s'emparer du poëte à celles de la divinité qui veut subjuguer la prêtresse :

Tel, aux premiers accès d'une sainte manie
Mon esprit alarmé redoute du génie

L'assaut victorieux;

Il frémit, il combat l'ardeur qui le possède,
Et voudroit secouer du démon qui l'obsède
Le joug impérieux.

Ces vers sont l'imitation de ceux-ci de Virgile:
Bacchatur vates, magnum si pectore possit
Excussisse deum..,

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