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Hercule, Hector et Achille reparoîtront dans les Pompées, dans les Scipions et les Césars. Ce n'est point ici un dessein imaginaire qu'on prête à Virgile. Les principales beautés de cet épisode tiennent clairement au dogme de la transmigration. Pourquoi ses vers sur la mort prématurée du jeune Marcellus ont-ils tant d'intérêt? C'est que le poëte a peint auparavant les exploits d'un guerrier du même nom, qui balança la fortune d'Annibal, et qui triompha de Syracuse ; et quand il adresse au fils de Livie cette apostrophe si touchante,

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Tu Marcellus eris,

Si quà fata aspera rumpas,

il faut en quelque sorte sous-entendre: « Si l'ame du grand « Marcellus, qui est passée dans la tienne, a le temps de » croître et de se développer, jeune enfant, tu seras toi>> même un Marcellus! » Les beautés de ce magnifique épisode ainsi commentées deviendront encore plus frappantes. Mais, je le répète, quelle analogie peut-il avoir avec les mystères de Cérès? Et comment l'évêque Warburton n'a-t-il pas senti que Virgile n'a fait qu'embellir les doctrines de Pythagore et de Platon? Il avoue bien, en passant, que le dernier de ces philosophes a servi de modèle au poëte : mais selon lui, Pythagore et Platon eux-mêmes avoient révélé les secrets des mystères. Dans ce cas, Virgile, en répétant deux philosophes dont les écrits étoient partout, et qu'on appeloit divins, n'avoit pas besoin de prendre des précautions pour faire pardonner son entreprise impie. Je me sers ici des propres mots de Warburton. Mais le critique anglais se trompe encore. Avant Platon, les dogmes d'une vie future

étoient universellement admis. Timée de Locres (1), son prédécesseur, finit son traité de l'Ame du monde par ces paroles remarquables :

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Malheur à l'homme indocile et rebelle à la sagesse ! Que » les punitions tombent sur lui, tant celles des lois humaines, » que celles dont nous menacent les traditions de nos pères, qui nous annoncent les vengeances du ciel et les supplices » des enfers, supplices inévitables préparés sous la terre » aux criminels! »

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Ce passage est formel; il prouve que les traditions les plus antiques avoient consacré les opinions reproduites par Virgile, et que l'entreprise du poëte n'étoit point nouvelle et impie. Ainsi la fausseté des raisonnemens de Warburton est évidente; et l'abbé Desfontaines, avec une critique plus éclairée, n'auroit pas grossi ses notes de la dissertation anglaise.

Vestibulum ante ipsum, primisque in faucibus Orci,
Luctus et ultrices posuere cubilia Curae;

Pallentesque habitant Morbi, tristisque Senectus,
Et Metus, et malesuada Fames, ac turpis Egestas,
Terribiles visu formæ...

Des critiques ont demandé pourquoi Virgile mettoit à la porte du Tartare les maladies, la faim, la vieillesse et la pauvreté. Ils ont observé que Voltaire avoit choisi dans un ordre d'idées plus moral le caractère des monstres qui gardent la porte de l'enfer : c'est l'envie, l'orgueil, l'ambition, l'hypocrisie, et l'intérêt ; c'est la troupe de tous les vices qui occupe dans la Henriade le vestibule du séjour des tourmens. Cette allégorie est très-belle sans doute; mais

(1) Il vivoit cinq cents ans avant notre ère.

il est évident que le poëte français l'a puisée dans les notions plus pures de la théologie chrétienne, que ne pouvoit connoître Virgile. Sans pretendre justifier toutes les bizarreries qui se rencontrent dans les fables religieuses de l'antiquité, je crois pourtant que les critiques ont mal interprété dans cet endroit le vrai sens du poëte latin. Énée et la Sibylle sont encore arrêtés à l'entrée de l'empire du dieu de la mort, in faucibus Orci; ils doivent traverser plusieurs enceintes avant de parvenir à celle des enfers proprement dits, aux lieux qu'habitent les coupables: ainsi la faim, la pauvreté, la vieillesse, les maladies et les chagrins, qui sont, pour ainsi dire, les ministres de la mort, se trouvent convenablement placés au seuil de son empire. L'allusion est frappante; et l'on voit, dans ce passage comme dans tous les autres, qu'un sûr jugement a toujours guidé l'imagination de l'auteur de l'Eneide. Il n'est pas besoin de faire admirer le grand sens de l'épithète qu'il donne à la faim, malesuada : la misère est féconde en pensées funestes en conseils sinistres; et c'est pourquoi on tombe dans la pire de toutes les anarchies, quand ceux qui n'avoient rien prennent la place de ceux qui avoient tout ; ils gouvernent avec les ressentimens de la mauvaise fortune et de l'orgueil long-temps humilié aussi Cesar disoit-il que, « pour éviter les sédi » tions, il falloit s'entourer de visages gras et bien nourris. »

:

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Hi, quos vehit unda, sepulti.

Nec ripas datur horrendas et rauca fluenta

Transportare priùs, quàm sedibus ossa quiêrunt.
Centum errant annos, volitantque hæc littora circum;

Tum demum admissi stagna exoptata revisunt.

Au premier coup d'œil, rien ne paroît plus injuste et plus

barbare que ce dogme de la théologie païenne. Pourquoi les ames de ceux que l'inhumanité ou l'oubli ont privés de la sépulture sont-elles condamnées à errer cent ans aux bords du Styx avant de reposer sur l'autre rivage? On est tenté de condamner les anciens législateurs qui favorisoient à cet égard la crédulité publique ; mais l'examen et la réflexion les justifient: ils ont prouvé leur sagesse en respectant une fable qui augmentoit la vénération et la sensibilité des vivans pour la cendre des morts. On disoit l'ombre de ceux qui n'avoient point été ensevelis venoit dans la nuit révéler le crime de leurs meurtriers, ou menacer l'ingratitude de leur famille. On sent que cette opinion devoit rendre le culte des tombeaux plus imposant et plus sacré. Ainsi les préjugés du peuple ont souvent des résultats plus utiles s que toutes les vérités de la philosophie. On peut faire la même remarque sur le passage suivant :

que

Continuò auditæ voces, vagitus et ingens,
Infantumque animæ flentes in limine primo; etc.

que

Les ames des enfans ne jouissent pas d'un sort plus heureux celles des hommes privés de sépulture. Cette opinion avoit le même but que la première ; elle étoit faite pour prévenir, dans les siècles anciens, le crime trop commun de l'infanticide, pour détruire peu à peu la coutume barbare de l'exposition des enfans, et pour rendre toute sa force au premier sentiment de la nature.

Æternumque locus Palinuri nomen habebit.

Le nom de Cap de Palinure existe encore sous celui de Capo Palinuro, Palenudo ou Palemiro, entre les golfes de Salerne et de Policastro, dans le royaume de Naples.

Cette rencontre d'Énée et de Palinure est fort touchante, et supérieure à celle d'Ulysse et d'Elpénor dans le onzième livre de l'Odyssée, comme l'a très-bien remarqué l'abbé Desfontaines. Virgile sait intéresser le cœur au milieu des peintures les plus effrayantes; il adoucit l'horreur des enfers, tantôt par l'épisode de Palinure, tantôt par celui de Deiphobe.

Cerberus hæc ingens latratu regna trifauci

Personat...

Cette description est de la plus riche poésie. Un double effet d'harmonie imitative rend d'une manière admirable le double mouvement du monstre qui se hâte de relever sa tête hérissée de serpens aux approches de la prêtresse, et qui s'endort dans son antre sitôt qu'elle lui a jeté le gâteau assoupissant.

Melle soporatam et medicatis frugibus offam
Objicit: illé, famē răbĭdā trìă gūttură pândēns,
Corripit objectam,

Ces dactyles redoublés, en précipitant la marche du vers, ne peignent-ils pas à l'oreille l'impatiente voracité du chien des enfers? Et ne croit-on pas voir se développer sa croupe immense dans le prolongement de la période ?

Atque immania terga resolvit

Fusus humi, tōtōquē îngēns extenditur antro.

corps

Le vers qui finit enjambe sur le vers suivant, fusus humi, comme pour étendre le vaste de Cerbère; et ces spondées, totoque ingens, font sentir à la fois l'immensité du monstre et celle du repaire dont il remplit l'étendue.

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