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Nec procul hinc partem fusi monstrantur in omnem
Lugentes campi...

Voici un passage plein de la plus touchante mélancolie. L'ame rêveuse et tendre de Virgile se plaît à peindre cette campagne des pleurs où les ombres des amaus malheu reux gémissent sous une forêt de myrtes. C'est là qu'Enée va retrouver Didon, naguère descendue dans le séjour des

morts:

Inter quas
Errabat etc.

Phoenissa recens a vulnere Dído

Il pleure, et lui adresse des paroles de regret et d'amour:

Demisit lacrymas, dulcique affatus amore est: mais elle garde le silence, et s'éloigne d'un air irrité.

Tandem corripuit sese, atque inimica refugit etc.

On sent combien ce silence est sublime ; il motive la haine future de Carthage et de Rome; Didon n'a pas meme pardonné après sa mort, et son ombre attend Annibal. Cet épisode a de plus un autre avantage : il excuse la fuite et l'abandon d'Énée ; il rend à son caractère une partie de l'intérêt qui ne s'étoit attaché qu'à Didon dans le quatrième livre.

Au reste, le Dante imite à sa manière dans son Enfer ces belles fictions de Virgile. Il place aussi les amans dans une plaine où l'on n'entend que des soupirs, et qui est toujours agitée par les orages. Il est bon d'observer qu'un des poëtes les plus originaux de l'Italie moderne n'est le plus souvent qu'un imitateur bizarre de ce même Virgile à qui certains critiques refusent le titre de génie original.

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At Danaûm proceres, Agamemnoniæque phalanges,
Ut videre virum fulgentiaque arma per umbras,
Ingenti trepidare metu, etc.

d'Énée

Virgile ne perd aucune occasion d'abaisser la renommée des Grecs et d'agrandir celle de son héros : le seul éclat des armes met en fuite les ombres de tous les guerriers qui suivirent Agamemnon. Déjà Rome commence à venger les injures de Troie ; déjà les antiques chefs de Larisse, de Mycènes et d'Argos semblent prévoir l'humiliation de leurs descendans et de la Grèce. Virgile ne manquera pas de faire prédire bientôt l'abaissement de la race d'Achille, en annonçant la grandeur de celle d'Énée :

Ille triumphatâ Capitolia ad alta Corintho
Victor aget currum, cæsis insignis Achivis.
Eruet ille Argos, Agamemnoniasque Mycenas,
Ipsumque aciden, genus armipotentis Achilli;
Ultus avos Troja, etc.

Plus on étudie l'ensemble et les détails de ce sixième chant, plus on est frappé d'admiration : les beautés succèdent aux beautés, et la peinture des tourmens infernaux est peutêtre au-dessus de tout ce qui précède. Jamais Virgile n'a eu plus de verve, de force et d'enthousiasme, soit qu'il représente l'impie Salmonée terrassé par la foudre de Jupiter soit qu'il étende sur neuf arpens le corps énorme de Tityus, dont l'infatigable vautour dévore éternellement les entrailles renaissantes. Il fait tour à tour entendre dans ses vers et les gémissemens des coupables, et le bruit des fers dont ils sont chargés, et le sifflement des fouets des furies:

Hinc exaudiri gemitus, et sæva sonare

Verbera : tum stridor ferri, tractaque catene.

Il se sert quelquefois d'une barmonie effrayante, extraor

dinaire, et pour ainsi dire infernale comme les objets qu'il décrit.

Tum demum horrisono stridentes cardine sacræ

Panduntur portæ.

Le son dur des r redoublés dans ce vers fait entendre le cri des gonds des portes de l'enfer.

L'image de l'hydre qui en défend les approches est encore plus pittoresque :

Quinquaginta atris immanis hiatibus Hydra

Sævior intus habet sedem...

Le poëte fait heurter avec fracas la mêine voyelle contre elle-même: quinquaginta atris. La voix retentit et se brise sur celte rude élision avec un éclat terrible. Dans les deux mots qui terminent le vers hiatibus hydra, la même aspiration deux fois répétée contraint la voix à de nouveaux efforts; et c'est ainsi que les mêmes syllabes toujours multipliées, en se choquant et en se suspendant tour à tour, imitent en quelque sorte les cinquante gueules béantes du monstre infernal.

Tout à coup les sons les plus tranquilles et les plus doucement mesurés succèdent à cette pénible et lugubre harmonie faite pour les habitans du Tartare. Tout le calme de l'Élysée respire dans les vers suivans,où l'on ne trouve pas une seule inversion, où le goût n'a rien laissé qui puisse faire soupçonner l'art et le travail :

Devenere locos lætos, et amoena vireta

Fortunatorum nemorum, sedesque beatas.

Des flots d'une lumière inaltérable semblent se répandre avec ce beau vers:

Largior hic campos æther et lumine vestit

Purpurco...

Mais Virgile ne prolonge pas cette description de l'Élysée comme celle des Enfers; il faut abréger les peintures du bonheur celles de la douleur seules sont inépuisables. Le

:

goût exquis du poële ne se méprend jamais sur l'effet et la mesure de ses tableaux.

Ter conatus ibi collo dare brachia circùm,

Ter frustra comprensa manus effugit imago,
Par levibus ventis...

Voltaire a imité ce passage dans le sixième chant de la

Henriade:

Trois fois il tend les bras à cette ombre sacrée;
Trois fois son père échappe à ses embrassemens
Tel qu'un léger nuage écarté par les vents.

Principio coelum, ac terras, camposque liquentes ,

Spiritus intus alit ...

Cette magnifique idée de l'ame universelle, dont chaque être animé reçoit une foible partie, appartenoit à l'école des Stoïciens. Ce n'est point là le système de Spinosa, qui confond Dieu et la Nature. Virgile distingue fort clairement deux substances:

Mens agitat molem, et magno se corpore miscet.

C'est l'esprit ici qui donne le mouvement à la matière. L'auteur du Télémaque a très-bien expliqué ce vers de Virgile, en faisant dire à Mentor: « L'ame universelle du monde » est comme un grand océan de lumière : nos esprits sont » comme de petits ruisseaux qui en sortent et qui y retour» nent pour s'y perdre. » ( Télémaque, liv. 4. )

Non tamen omne malum miseris, nec funditus omnes
Corporea excedunt pestes; penitùsque necesse est
Multa diu concreta modis inolescere miris.

On voit par ces vers que la doctrine du Purgatoire est très-ancienne; elle accorde parfaitement la justice et la miséricorde divine. Le christianisme, qui a tout perfectionné, a fait un dogme fondamental de cette opinion cons lante; il enseigne que la prière des vivans abrège le temps de l'expiation pour les morts, et c'est ainsi qu'il établit des rapports continuels entre le monde présent et le monde futur. C'est un des dogmes les mieux assortis à la nature du cœur humain et les plus propres à justifier la providence. Les tristes et farouches sectaires qui l'ont rejeté dans le seizième siècle ont méconnu à la fois les besoins de l'homme et la bonté de Dieu.

Illustres animas, nostrumque in nomen ituras,
Expediam dictis, et te tua fata docebo, etc.

On a déjà remarqué plus haut la beauté de ce sublime épisode imité par tous les poëtes épiques. Le Tasse s'en est enrichi le premier; mais les destinées de la maison d'Est, qu'on prédit au jeune Renaud, n'ont pas assez d'importance pour autoriser l'emploi d'un tel merveilleux et pour remplir l'imagination. La gloire du Portugal a été trop courte et sa place dans l'Europe est trop petite pour que le Camoëns excite un vif intérêt en annonçant les exploits de ses compatriotes. Milton ouvre une scène plus vaste que Virgile luimême; mais c'est un autre défaut. Le goût ne doit ni trop étendre ni trop circonscrire le champ où se promène l'inagination. Les destinées du monde entier touchent moins que

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