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ses entreprises. Le caractère de Latinus est tracé d'une manière très convenable au développement de l'action: Latinus est humain, vertueux, et sans fermeté. On sait que ce caractère chez un souverain laisse agir les passions dans toute leur liberté, et le poëte reste ainsi le maître de disposer luimême de ses personnages et de ses évènemens. Le roi des Latins, comme l'observe plaisamment Ségrais, est si empressé de marier sa fille, qu'il consulte tous les oracles pour savoir qui sera son gendre. Les oracles lui ont annoncé un gendre étranger; Énée arrive; et quoique Lavinie paroisse destinée à Turnus, son père la fait proposer au prince troyen. Toutes les prétentions d'Énée sont devenues légitimes; mais Latinus, qui a offert sa fille, n'a pas assez de fermeté pour faire exécuter les traités : delà naît la rivalité armée de Turnus; dela naissent ces guerres sanglantes qui font ressortir l'héroïsme d'Énée; et l'inaction de Latinus devient ainsi la source féconde des plus grands évènemens.

Junon paroît encore dans ce livre. Elle n'y invoque plus le dieu des tempêtes, elle n'implore plus Jupiter; il ne s'agit plus de disperser les Troyens sur les gouffres de la mer, de les faire briser contre les écueils de Scylla et de Carybde, mais de leur susciter la guerre la plus cruelle; elle appelle à son aide la plus terrible des furies:

Flectere si nequeo Superos, Acheronta movebo.

Le monologue de cette déesse caractérise très bien le désespoir de la colère et de la jalousie. Les discours de Junon sont tous très beaux dans l'Eneide; la passion est toujours

éloquente: et celui que la déesse tient en cette occasion ne le cède point aux autres, quoique certains critiques lui aient reproché des longueurs. Le caractère d'Alecton et la fureur qu'elle inspire à Amate et à Turnus décèlent dans le poëte l'imagination la plus féconde, la plus épique; il n'est pas inutile d'ajouter que le merveilleux s'accorde tellement ici avec la nature des passions, qu'il semble être la vérité et la nature elle-même. Alecton secoue partout les torches de la discorde, et la guerre se déclare à l'occasion du cerf de la jeune Sylvie, qui est tué par Ascagne. Cette fiction a trouvé des approbateurs et des critiques : les uns ont observé que ce moyen n'étoit pas assez épique, et ils ont pensé que rien n'étoit plus ridicule que de commencer une guerre par une églogue: d'autres ont défendu Virgile; et, comme il arrive ordinairement dans une discussion, ils se sont passionnés, et ils ont trouvé ce morceau admirable. Il ne nous appartient point de prononcer: ceux qui ont blâmé cette invention sont d'une très grande autorité à nos yeux; mais on ne se décide pas aisément lorsqu'il faut se déclarer contre Virgile, qui ne s'est presque jamais trompé. Nous passerons aux observations de détail.

PAGE 10, VERS 15.

Hinc exaudiri gemitus iræque leonum

Vincla recusantum et serâ sub nocte rudentum, etc.

La répétition des mots leonum, recusantum, rudentum, exprime admirablement le bruit sourd et confus et les rugissemens qui se font entendre pendant la nuit. Ce passage

est imité du dixième livre de l'Odyssée. Il a été désapprouvé par Scaliger il faut cependant convenir que l'idée de la colère des lions qui s'irritent contre leurs fers est une heureuse addition du poëte latin. Virgile diffère d'Homère dans sa description, en ce que ce dernier représente les animaux avec un caractère doux, et que l'autre les peint avec leur férocité sauvage. Le poëte grec a conservé aux animaux de Circé le caractère des hommes; mais si, comme on l'a dit, son dessein étoit de faire allusion aux passions et aux plaisirs sensuels, il est sûr que l'idée d'un caractère sauvage convenoit beaucoup mieux. Nous citerons ici, pour justifier notre opinion, le portrait que fait Platon, dans sa République, des hommes livrés aux passions brutales: « Ils sont, dit-il, » comme des bêtes qui regardent toujours en bas, et qui sont >> courbées vers la terre; ils ne songent qu'a manger, et à >> repaître, à satisfaire leurs désirs grossiers; et, dans l'ar» deur de les rassassier, ils regimbent, ils égratignent, ils » se battent à coups d'ongles et de cornes de fer, et périssent » à la fin par leur gourmandise insatiable. »

3) PAGE 16, VERS 3.

Hujus apes summun densæ (mirabile dictu),
Stridore ingenti liquidum trans æthera vectæ,
Obsedêre apicem; et, pedibus per mutua nexis,
Examen subitum ramo frondente pependit.

Cet essaim d'abeilles est décrit de la manière la plus poétique et la plus exacte. Le second vers, stridore ingenti liquidum trans æthera vecte, exprime par son harmonie la

marche bruyante de cette petite colonie, et son arrivée sur les branches du laurier d'Apollon. Le dernier vers présente une image pittoresque. M. de Réaumur, qui est l'historien des abeilles comme Virgile est leur poëte, a décrit la manière dont un essaim s'attache à la branche d'un arbre et y forme un massif en feston. Tout ce qu'a dit le naturaliste se voit dans les deux derniers vers que nous venons de citer. Cette image des abeilles est heureusement adaptée aux mœurs pastorales de ces temps reculés ; et leur retraite sur le laurier d'Apollon est très propre à figurer l'arrivée de la colonie des Troyens qui abordent en Italie sous les auspices des dieux.

4) PAGE 20, VERS 14...

Heus! etiam mensas consumimus! inquit lulus.

Ce passage a été l'objet des censures les plus amères. Addisson et d'autres écrivains célèbres ont répondu aux critiques que Virgile n'avoit pu s'écarter de la tradition, et que cette histoire, qui paroît puérile, avoit été consacrée dans les antiquités romaines. Voltaire ajoute que le poëte latin s'est trouvé obligé de rapporter ces paroles d'Iule, dans un poëme sur la fondation de Rome; de même, dit-il, qu'un poëte français seroit forcé de parler du pigeon qui apporte la sainte ampoule, dans un poëme où il seroit question de l'origine de la monarchie française. La poésie épique vit de fictions; ces fictions tiennent au merveilleux, et le poëte doit s'attacher autant qu'il peut à les rendre plus vraisemblables, en les joignant à quelques traits déjà connus et accrédités.

Les lecteurs sont disposés à croire ce qu'ils ne connoissent point encore, en faveur de ce qu'ils connoissent et de ce qu'ils croient déjà, et l'histoire prête ainsi son autorité à la fable. Strabon parle des tables mangées par les Troyens, et Denys d'Halicarnasse raconte cet évènement presque avee les mêmes circonstances que Virgile.

Au reste, nous avons dit plus haut que les traditions de l'ancienne Italie étoient moins poétiques que celles de la Grèce, et ce récit le prouve. Virgile a néanmoins été obligé d'en adopter quelques unes.

5)PAGE 26, VERS 9.

Tectum augustum, ingens, centum sublime columnis,
Urbe fuit summâ, Laurentis regia Pici,

Horrendum silvis et relligione parentum.

Ce palais auguste, immense, soutenu par cent colonnes', et entouré de son bois sacré, recommandable par la piété des mœurs antiques, donne d'abord une idée juste et heureuse de l'antiquité voisine de l'âge de Saturne. On croira peutêtre difficilement que le bon Picus eût un palais soutenu par cent colonnes; mais il ne faut pas oublier que l'ordre toscan, le plus simple, le plus fort et le plus solide de tous les ordres d'architecture, est dû aux peuples de l'ancienne Étrurie. Le reste de cette description est un mélange de choses qui appartiennent à la guerre et de celles qui appartiennent à l'agriculture; ce qui caractérise très bien les mœurs de Rome, dont le poëte veut chanter l'origine.

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