ページの画像
PDF
ePub

France est occupé par l'homme le plus savamment perfide de son époque, par le héros de Commines, Louis XI1.

L'histoire de Commines est dramatique, non dans ses détails, mais dans son ensemble; elle nous présente une lutte pleine d'intérêt entre l'esprit politique qui vient de naître, et l'esprit féodal, violent et étourdi, qui va succomber. C'est d'ailleurs la cause de l'unité française que défend ce roi si vulgaire d'habitude et de langage, contre son vaillant, impétueux, mais non moins perfide adversaire, Charles, duc de Bourgogne1. Commines s'attache à saisir et à peindre toutes les péripéties de cette action; il suit avec amour la partie engagée entre les deux nobles joueurs. Il prend plaisir à démêler toutes les complications de cette savante intrigue. En le lisant, on croit entendre un homme habile qui vous explique les ressorts d'une ingénieuse machine. De l'injustice des entreprises, de la souffrance des peuples, de l'atrocité de ces guerres, où le brutal Bourguignon sème partout l'incendie et les supplices, brûle sa ville de Liége, pend les bourgeois, coupe les poings aux prisonniers, assez peu importe à Commines. Tout entier à l'étude des effets et des causes, plein d'admiration pour l'in

elle le laisse là, cuidant qu'il soit mort. Et ainsi ledit ours laissa le pauvre homme, sans lui avoir fait guère de mal, et se retira en sa caverne. Et quand le pauvre homme se vit délivré, il se leva, tirant vers la ville. Son compagnon qui était sur l'arbre, ayant vu ce mystère, descend, court, et crie après l'autre, qui était devant, qu'il l'attendit. Lequel se retourna et l'attendit. Quand ils furent joints, celui qui était dessus l'arbre demanda à son compagnon, par serment, ce que l'ours lui avait dit en conseil, que si longtemps lui avait tenu le museau contre l'oreille. A quoi son compagnon lui répondit : «Il me « disait que jamais je ne marchandasse la peau de l'ours, jusqu'à ce que la « bête fût morte. » Et avec cette fable paya l'empereur notre roi, sans faire autre réponse à son homme: comme s'il voulait dire : « venez ici, comme << vous avez promis, et tenons cet homme, si nous pouvons; et puis départons (partagons) ses biens. » Ph. de Commines, liv. III, chap. II.

1. Quand on pensera aux autres princes, on trouvera ceux-ci grands,nobles et notables, et le nôtre très-sage; lequel a laissé son royaume accru, et en paix avec tous ses ennemis. Commines, liv. IX, chap. ix.

2. Charles le Téméraire se rendait franchement justice. « Ledit duc m'appela à une fenêtre, dit Commines, et me dit : « Voilà le seigneur d'Urfé, qui me presse de faire mon armée la plus grosse que je puis, et me dit que nous a ferons le grand bien du royaume. Vous semble-t-il, si j'y entre avec la compagnie que j'y mènerai, que j'y fasse guère de bien ? » Je lui répondis en riant qu'il me semblait que non. Et il me dit ces mots : « J'aime mieux le « bien du royaume de France, que monseigneur d'Urfé ne pense: car pour « un roi qu'il y a, j'en voudrais six. » Commines, liv. III, chap. vш.

α

trigue qui réussit, il triomphe quand il peut suivre trois ou quatre combinaisons politiques qui se trament en même temps, quand il tient sur ses doigts tous ces fils diplomatiques qui se déroulent, se croisent, se divisent, se rejoignent, sans jamais s'embrouiller; il s'écrie avec joie : « Et se menoient tous ces marchés en un temps et en un coup! » Il dirait volontiers à la France comme ce médecin passionné pour son art: « Vous avez là une bien belle maladie!» Quelle bonne fortune pour lui d'avoir trouvé sous sa main « un très-sage roi » qu'il faut se donner la peine de comprendre! A voir ce prince chétif et de triste mine, les sots s'en moquent, mais ce sont des sots. Sous ses dehors vulgaires, sous son bizarre accoutrement, notre historien a reconnu l'idéal qu'il a rêvé. La naissance a placé Commines auprès du duc de Bourgogne, mais cet homme n'entend rien aux belles intrigues; Commines le quitte et passe du côté du roi, non par trahison, mais par sympathie. Louis XI et Commines étaient nécessaires l'un à l'autre; séparés, ils perdraient pour la postérité la moitié de leur valeur: à un tel prince il fallait un tel historien. Ils se complètent mutuellement, comme le langage achève la pensée. Le roi ne dédaignait pas de former lui-même son favori, en qui il trouvait une nature docile; il lui expliquait sa politique, lui racontait ses œuvres et quelquefois les événements des temps passés : c'était une vraie leçon d'histoire. Ainsi lui apprit-il les détails du meurtre de Jean sans Peur au pont de Montereau'. Il l'avait pris en amitié, il le faisait coucher dans sa chambre, l'emmenait à ses entrevues politiques vêtu exactement comme lui-même 2. Placé ainsi à la source des informations, Philippe de Commines put remplir le premier devoir de l'historien : n'écrire que la vérité. Il « se délibéra de ne parler de chose qui ne fût vraie, et qu'il n'eût vue ou sue de si grands personnages qu'ils soient dignes de croire. » L'histoire prend donc ici un caractère nouveau; elle devient critique, elle reçoit et pèse les témoignages. Elle n'a plus pour objet d'amuser, mais d'instruire. Philippe écrit afin qu'on connaisse les

4. Liv. I, chap. IX.

2. Il est vrai que c'était une mesure de précaution pour dépister les assas❤ sins.

LIT. FR.

14

α

habiletés de quoi on use en France. » Aussi n'épargne-t-il point les leçons, les raisonnements. Ses réflexions ne sont point de ces maximes brillantes ou profondes, à la manière de Tacite, qui concentre la pensée en un trait, et jette çà et là un éclair sur les abîmes les plus cachés du cœur humain. Les conclusions de Commines se développent à l'aise et sans prétention d'éloquence; elles cachent, comme son héros, beaucoup de sens sous une allure vulgaire. Elles sont surtout pratiques et politiques. Il a fait son compte que bêtes ni simples gens ne s'amuseront point à lire ces Mémoires; mais princes ou autres gens de cour y trouveront de bons avertissements, à son avis. » C'est donc à leur usage qu'il commente les événements. Il leur indique, par exemple, les précautions à prendre dans l'envoi et la réception des ambassadeurs; il conseille de ne jamais hasarder une bataille quand il est possible de l'éviter; il engage les princes à traiter ensemble sans se voir; il montre combien il est dangereux pour les rois de blesser leurs inférieurs par des paroles outrageantes, aux sujets de se faire craindre de leurs maîtres.

Tel est le genre de réflexions qu'affectionne Commines; rien de général, rien de vraiment humain; ses maximes touchent encore à l'expérience personnelle, d'où elles sont nées. Elles n'ont pour sphère que les cours et le gouvernement; audessus, l'auteur ne voit plus que le ciel et une providence fatale, qui le dispense de rien rechercher au delà.

Dans sa narration comme dans sa politique, Commines est peu batailleur. Il ne s'amuse guère à décrire les combats, il lui arrive quelquefois d'enfermer dédaigneusement une grande bataille dans une phrase incidente. Il s'attache à constater le résultat des opérations militaires et les causes qui l'ont amené. Quant à l'effet dramatique du récit, il s'en occupe peu; il le détruit même volontiers par une digression, plus jaloux de raisonner juste que de bien peindre.

Toutefois cet écrivain si insoucieux de la couleur, la rencontre quelquefois en ne cherchant que la vérité. C'est surtout quand il parle du roi Louis XI que son impression involontaire se traduit par les traits les plus expressifs. Quoi de plus frappant que le portrait qu'il trace de ce prince, « qui

s'habilloit fort court, et si mal que pis ne pouvoit; et assez mauvais drap portoit aucunes fois, et portoit un mauvais chapeau, différent des autres, et une image de plomb dessus. » Ailleurs il nous le montre dans ses méditations politiques. ◄ Et alla le roi pour se mettre à table, ayant plusieurs imaginations pour savoir s'il enverroit vers les Anglois ou non. Et avant que se seoir à table, m'en dit quelques paroles; cai parloit fort privément et souvent à ceux qui étoient plus prochains de lui, et aimoit à parler en l'oreille.... Incontinent qu'il fut assis à table, et eut un peu imaginé (comme vous savez qu'il faisoit, et en telle manière qu'elle étoit bien étrange à ceux qui ne le connoissoient. Car, sans le connoître, l'eussent jugé mal sage; mais ses œuvres témoignent bien le contraire), il me dit en l'oreille que je me levasse.... » Rien n'égale la vivacité comique de la scène où le roi, pour brouiller entre eux ses ennemis, dont il a reçu en même temps les ambassadeurs, fait cacher les uns derrière un paravant, pour qu'ils entendent la manière de penser des autres. Et le roi se vint seoir sur un escabeau, rasibus dudit ôte-vent, afin que nous pussions mieux entendre les paroles que disoit Louis de Creville et son compagnon.... Louis de Creville commença à contrefaire le duc de Bourgogne, et à frapper du pied contre terre et à jurer saint George, et qu'il appeloit le roi d'Angleterre Blanc-Borgne..., et toutes les moqueries qu'en ce monde étoit possible de dire d'homme. Le roi rioit fort; et lui disoit de parler plus haut, qu'il commençoit à devenir un peu sourd et qu'il le dit encore une fois. L'autre ne se feignoit pas, et recommençoit encore de très-bon cœur. Monseigneur de Contay, qui étoit avec moi en cet ôte-vent, étoit le plus ébahi du monde. »

Malgré le ton simple et en quelque sorte bourgeois qu'affectionne Commines, la vérité d'observation, la vue claire des grands intérêts politiques, arrive quelquefois chez lui jusqu'au plus beau style de l'histoire. Le tableau qu'il trace des résultats de l'administration de Louis XI a une grandeur calme et simple à laquelle l'histoire moderne n'était pas encore parvenue, et qu'elle ne devait guère surpasser. Commines nous présente l'Europe entière soumise à l'influence

du roi, la Bretagne en paix avec lui, l'Espagne contrainte au repos, l'Italie recherchant son amitié. « En Allemagne avoit les Suisses lui obéissant comme sujets; les rois d'Ecosse et de Portugal étoient ses alliés. Partie de Navarre faisoit ce qu'il vouloit. Ses sujets trembloient devant lui. La religion même semblait abaisser pour ce prince sa majesté vénérable; les objets sacrés quittaient le sanctuaire et venaient dans la chambre du moribond « pour lui allonger la vie. Toutefois le tout n'y faisoit rien; et falloit qu'il passât par là où les autres sont passés1. »

α

D

Le sentiment moral, qui semble percer sous la dernière partie de cette peinture, manque trop généralement à l'historien de Louis XI. Il est dévot plutôt que religieux; il croit à l'influence de la volonté arbitraire de Dieu plus qu'à l'autorité inviolable du devoir et à la sainteté de la vertu. Commines a bien quelques scrupules à propos des machinations du roi quant à la conscience; mais il se rassure bien vite en songeant qu'après tout « c'étoit un des plus sages hommes et des plus subtils qui aient régné en son temps. » Dans cet âge où la politique succédait à la force, l'habileté seule préoccupait toutes les pensées et n'y laissait de place pour aucune autre admiration. La politique, dans son enfance, court au succès en droite ligne; plus tard elle tiendra compte de la justice, ne fût-ce que par calcul. On peut dire de la politique, dans ses rapports avec la probité, ce qu'on a dit de la science à l'égard de la religion: naissante, elle nous en éloigne; agrandie, elle nous y ramène. Commines commence à revenir vers la morale, mais il est encore en chemin.

Christine de Pisan et Alain Chartier.

Entre Froissart et Commines se placent, comme transition, deux écrivains dont le mérite explique jusqu'à un certain point la supériorité surprenante de Commines. Christine de Pisan et Alain Chartier, sans être, à proprement parler, des historiens, servent de degré entre le dernier chroniqueur du

4. Liv VI, chap. x.

« 前へ次へ »