ページの画像
PDF
ePub

CHAPITRE XIX.

LE THÉATRE HORS DE L'ÉGLISE; LES CONFRÉRIES.

Confrérie de la Passion. Analyse du mystère de la Passion.

Confrérie de la Passion.

La plus célèbre, quoiqu'une des plus récentes parmi les confréries destinées à la représentation des mystères, fut celle de la Passion et Résurrection de Notre-Seigneur, fondée par des bourgeois de Paris, maîtres maçons, menuisiers, serruriers et autres, qui choisirent d'abord pour leurs exhibitions théâtrales le village de Saint-Maur, près Vincennes. Entravés quelque temps par la défense du prévôt de Paris, ils sollicitèrent et obtinrent l'autorisation de Charles VI, qui, par ses lettres patentes de 1402, constitua définitivement ladite confrérie, et lui permit de représenter quelque mystère que ce fút, ou devant le roi lui-même, ou devant son commun (peuple), en quelconque lieu et place licite à ce faire qu'elle pourrait trouver, tant dans la ville de Paris que dans la banlieue d'icelle. Les confrères de la Passion s'installèrent donc hors de la porte Saint-Denis, dans l'hôpital de la Trinité. Là ils donnèrent au public, les jours de fête, divers spectacles pieux tirés du Nouveau Testament. La foule était nombreuse: clercs et laïques affluaient. L'Église favorisait de tout son pouvoir l'établissement nouveau: elle avançait, ces jours-là, l'office des vêpres, pour ne pas gêner cet autre service divin. La confrérie avait loué, des religieux Prémontrés, la principale pièce de l'hôpital : c'était une vaste salle de vingt et une toises de long sur six de large, élevée sur un rez-de-chaussée et soutenue par des arcades. A l'une des extrémités se dressa le théâtre, composé de plusieurs établis d'inégale hauteur. Le plus élevé, placé au fond de la scène, représentait le paradis ouvert, fait en manière de trône, avec des balustres dorés

D

[ocr errors]

tout alentour. C'est là que siégeait « Dieu en une chaire parée, et au côté dextre de lui, Paix, et sous elle Miséricorde : au sénestre, Justice, et sous elle Vérité, et tout autour d'elles neuf ordres d'anges, les uns sur les autres. D'autres échafauds parallèles au premier descendaient successivement jusque sur le devant de la scène et représentaient les divers lieux où se passait l'action : c'étaient par exemple la maison des parents de Notre-Dame, son oratoire, la crèche aux bœufs, » et enfin, à l'endroit le plus bas, on voyait « enfer fait en manière d'une grande gueule, se cloant et ouvrant, quand besoin était, » pour laisser entrer ou sortir les démons. Quant aux coulisses, il n'y en avait point, et rien n'était moins nécessaire des banquettes placées latéralement à droite et à gauche du théâtre recevaient successivement tous les personnages, quand ils avaient fini ou suspendu leurs rôles. Lucifer venait sans rancune s'y asseoir à côté de saint Michel, et Pilate près de Barabbas, le tout à la vue et à l'édification du public. Au reste, les acteurs formaient eux-mêmes un second public, qu'il n'eût pas été charitable de priver du spectacle leur nombre était si considérable qu'on a eu presque raison de dire que la moitié de la ville était chargée d'amuser l'autre. Et cette charge n'était pas un jeu : les artistes de ce temps-là portaient fort loin le zèle de leurs fonctions et le désir d'imiter la nature. Une chronique nous apprend que, dans un Jeu de la Passion, « fut Dieu un sire appelé Nicole, lequel était curé de Saint-Victor de Metz, lequel fut presque mort en la croix pour parfaire le personnage du crucifiement.» Judas fut saisi d'une dangereuse émulation : « il fut presque mort en pendant: car le cœur lui faillit, et fut hâtivement dépendu et porté en voie (emporté, portato via). » Le zèle des spectateurs n'était pas moins admirable : les journées ne suffisaient ni à la repré

4. M. Paulin Pâris dans son cours de Littérature française au moyen áge, professé et encore inédit, n'admet que trois échafaudages: le plus haut représentait le ciel, et le plus bas l'enfer; celui du milieu se serait divisé en deux zones de plain-pied: la zone du fond aurait été occupée par divers lieux nécessaires à l'action, celle de devant aurait formé une grande voie de communication ouverte à la circulation des personnages.

[ocr errors]

sentation du mystère, ni à l'épuisement de leur curiosité. La nuit venue, on coupait l'action n'importe à quel endroit, et l'on se donnait rendez-vous au dimanche suivant. Nul ne manquait à l'heure dite, et l'on continuait quelquefois pendant plusieurs mois, sans fatigue, sans impatience, l'interminable drame.

Il est facile de se rendre compte de cet empressement opiniâtre les confrères de la Passion avaient créé l'art populaire. Ils avaient fait descendre la poésie des régions supérieures de la société, pour la placer enfin sous l'œil et sous la main du peuple. Voilà les saints, les apôtres, les anges, le Christ lui-même, qui daignent sortir du temple et s'entrelenir familièrement avec la foule : ils lui parlent sa langue et même son langage. L'imperfection, la grossièreté qui nous choquent aujourd'hui dans ces pieux ouvrages, étaient peutêtre alors une condition de succès. L'art, comme autrefois le prophète Élie, se faisait petit pour mieux embrasser ce peuple enfant et pour l'animer peu à peu de sa vie. Les yeux étaient complices de l'illusion sainte : les mystères de la religion, que bien peu pouvaient lire, que rarement on pouvait entendre de la bouche des prêtres ou des moines, s'expliquaient ici d'eux-mêmes, avec suite, avec clarté, avec aisance : ils passaient devant vous en brillants costumes, en belles chapes de toutes les couleurs; ils se fixaient dans les traits, dans les gestes, dans le son de voix des acteurs; et quelque mauvais que fût leur style, après tout il valait bien celui des prédicateurs.

Analyse du mystère de la Passion.

D'ailleurs quelle insuffisance de détails n'eût pas racheté l'intérêt immense du sujet! Même aux regards de la critique, est-il une matière plus sublime et plus touchante à la fois que la passion du Christ? C'est la destinée du genre humain Tout entier qui s'agite dans le supplice le plus cruel du plus innocent des hommes, et cet homme est un Dieu! La grande unité que Bossuet impose à l'histoire universelle, quand il amène tous les siècles, tous les empires au pied de la croix

de Jésus, n'est pas plus majestueuse que la conception de ce mystère. C'est saint Paul lui-même qui en a tracé le plan. La scène s'ouvre par un conseil céleste. L'auteur s'élève sur l'aile des prophètes jusqu'au trône de Dieu, où la Justice et la Clémence accusent et défendent tour à tour l'humanité : Dieu, dans son infinie bonté, les concilie en se sacrifiant lui-même dans ce qu'il a de plus cher : son fils descendra sur la terre pour mourir.

A peine cette idée qui lie la première scène à la dernière a-t-elle été entrevue, que, par un changement soudain, le poëte, profitant de la disposition matérielle de son théâtre, nous montre l'enfer qui s'émeut; tous les diables accourent à la voix de Lucifer. Ils forment une scène tumultueuse, originale, bizarre, qui contient néanmoins en germe la grande beauté poétique qu'a si bien développée le génie de Milton, le contraste de la sainte lumière des cieux avec les ténèbres visibles de l'enfer. Un démon propose au chef des réprouvés un plan qui doit dérober l'homme à la miséricorde divine : l'infernale assemblée l'adopte avec transport: c'est bien dit,» s'écrie Lucifer,

J'enrage de joie de te ouïr.

C'est ainsi que le Malheur, personnifié par un de nos grands poëtes, au moment de saisir dans sa serre de vautour le monde que Dieu lui abandonne,

Pousse en signe de joie

Un long gémissement1.

Voilà les deux puissances surnaturelles en présence, prêtes à se heurter avec un choc terrible; entre elles se déploie, dans toute la naïveté de l'innocence et de la sécurité, une scène pastorale à qui il manque peu de chose pour être une gracieuse idylle, c'est Joachin, le père de Marie, qui visite ses bergeries, et rend grâce à Dieu de leur prospérité. Puis naît et grandit

4. Lamartine, Premières méditations.

sa jeune fille Marie; nous la voyons se consacrer au culte de Dieu dans le temple, et elle a le bonheur de nous faire penser quelquefois au jeune Joas :

[blocks in formation]

1. Réponse polie, fort usitée chez les Latins, et que nous trouvons souvent dans leurs comiques : Nihil, omnia recte. Elle signifiait qu'on n'avait rien à dire, et qu'on adhérait entièrement à l'opinion de son interlocuteur.

« 前へ次へ »