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gemit sur l'issue de la guerre, mais il en laisse toute la honte à Turnus, et toute la gloire à Enée.

Turnus n'est point fléchi par Latinus; le poëte met sa fermeté à une plus forte épreuve. Amate, fondant en larmes, le conjure de ne pas braver le courage d'Énée :

(In te omnis domus inclinata recumbit, }

Unum oro: desiste manum committere Teucris.
Qui te cumque manent isto certamine casus,
Turne, manent...

Et me,

Latinus avoit parlé comme un roi pacifique; Amate a le langage d'une femme profondément blessée dans son orgueil et dans ses affections. Les mots in te omnis domus inclinata recumbit, renferment une très-belle image.

Lavinie, en voyant couler les larmes de sa mère, se rappelle qu'elle en est la cause, et elle rougit. Le poëte la représente affligée de la douleur de sa mère, accepit vocem lacrymis, mais non pas passionnée pour Turnus; autrement il eût rendu les projets d'Epée injustes et odieux. Le trouble de cette jeune princesse est exprimé de la manière la plus gracieuse.

Ce qui se passe dans le conseil de Latinus a quelque ressemblance avec ce qu'on lit dans le vingt-troisième livre de l'Iliade, au moment où Achille s'avance vers les murs de Troie. Priam conjure Hector de rentrer dans la ville, et de conserver un appui à sa patrie et à sa famille : comme Latinus, le roi d'Ilion rappelle à son fils les longs malheurs de la guerre; Hécube se joint à son époux : «< 0 mon fils, s'écrie» t-elle, si Achille te ravit le jour, ni moi qui t'enfantai, » ton épouse qui vint dans ton palais accompagnée d'immenses

ni

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» richesses, nous n'aurons pas même la consolation, de te pleurer sur un lit funèbre. » Hector reste inflexible, et cette scène pathétique jette un très-grand intérêt sur ses derniers momens; cet intérêt même nuit à celui que doi! inspirer le héros de l'Iliade; le lecteur s'intéresse plus à Hector qu'à son rival. On n'oublie point que le héros de Troie combat pour sa famille, pour sa patrie; on songe à l'infortune de Priam, à la douleur d'Hécube; on est affligé du triomphe d'Achille. Virgile a évité ce défaut; la scène qui commence ce douzième livre de l'Énéide a tout l'intérêt

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qu'elle doit avoir; mais le lecteur est beaucoup moins touché du sort de Turnus qu'il ne l'est dans l'Iliade de celui d'Hector. Turnus ne combat point pour une cause sacrée ; il est insensible à la douleur de son vieux père Daunus ; il sacrifie tout à son ambition particulière ; il est la cause d'une guerre désastreuse; et tandis qu'Achille, en immolant Hector, porte le dernier coup à Priam, Énée, en immolant Turnus, ne fait que délivrer le roi des Latins, et assurer la paix de l'Italie. M. de La Harpe est donc tombé dans une grande erreur lorsqu'il a dit que Turnus est tué par Énée sans qu'il soit possible de prendre intéret ni à la victoire de l'un, ni à la mort de l'autre.

L'exhortation d'Amate à Turnus a été imitée par Stace dans le onzième livre de la Thébaïde; Jocaste s'efforce de retenir Étéocle: Antigone se trouve dans la même situation que Lavinie.

Hæc ubi dicta dedit, rapidusque in tecta recessit,

Poscit equos, gaudetque tuens ante ora frementes, etc.

Toutes les nuances du caractère de Turnus sont parfaite

ment conservées. Il ne laisse pas éclater toute sa colère en présence d'Amate et de Lavinie; mais il est peu touché de leurs larmes ; et, lorsqu'il est rendu à lui-même, lorsqu'il revoit ses chevaux et ses armes, il reprend toute sa fureur. Il inveque sa lancé comme une divinité, de même que Mézence, dans le dixième livre, met toute sa confiance dans ses armes. Nunc, o nunquam frustrata vocatus hasta meos. Il semble que le poëte ait encore voulu ici mettre cet oubli des dieux en opposition avec la piété d'Énée; il est cependant vrai de dire que les Romains adoroient le dieu Mars sous la forme d'une lance, et que le poëte a pu faire allusion à cette coutume: au reste, ces préparatifs et ces imprécations guerrières de Turnus font un très-beau contraste avec la douceur de Latinus, la prière d'Amate, les larmes et la timidité de Lavinie.

His agitur furiis, totoque ardentis ab ore, etc.

Les images que Virgile emploie ici pour exprimer la colère de Turnus sont les plus fortes qu'il puisse employer. Ce guerrier est agité par les furies, ses yeux jettent des étincelles,et il mugit de rage, semblable à un taureau furieux. Lespoëtes se sont toujours servi de cet animal,ainsi que du lion,pour représenter la colère. De son côté, Enée ce prépare au combat, mais tous ses mouvemens sont d'un homme sage et courageux. Cette différence est toute à l'avantage du héros treyen; il est beaucoup moins passionné que Turnus, mais il est plus sensible. Virgile lui a donné la valeur d'Achille avec la générosité et les vertus d'Hector; son caractère est heureusement exprimé dans ce vers:

Tum socios mastique metum solatur Juli,
Fata docens...

au

Turnus a bravé les larmes de tous ses amis: Énée, contraire, montre une tendre sollicitude pour ses compa gnons; il console le jeune Ascagne, en lui rappelant la volonté des dieux.

Interea reges, ingenti mole Latinus

Quadrijugo vehitur curru, cui tempora circum
Aurati bis sex radii fulgentia cingunt,

Solis avi, etc.

Quelques commentateurs ont vu dans cette pompe au milieu de laquelle Latinus vient sur le champ de bataille, une ressemblance avec Auguste. On sait que cet empereur étoit souvent appelé par ses flatteurs le fils du Soleil. Suétone et Cédrenus racontent que le père d'Octave, le jour de la naissance de son fils, vit le Soleil se lever du sein de sa femme : Exorientem solem è sinu uxoris suæ. Velleïus dit qu'un jour, lorsqu'Auguste entroit dans Rome sur son char, il parut environné des rayons du soleil, qui formoient une couronne autour de sa tête. On peut voir par-là jusqu'où peuvent aller la flatterie des courtisans et la crédulité des

peuples. Énée, de son côté, arrive au pied des autels; le poëte ne l'environne pas d'un aussi pompeux appareil, mais il lui donne des titres plus éclatans: Hic pater Eneas, Romanæ stirpis origo. Latinus est le fils du Soleil, mais Énée est le fondateur de Rome; rien n'est au-dessus de cet honneur. Aux yeux du poëte, la splendeur de l'empire romain ne le cède point à l'éclat du soleil; le mot pater est ici placé fort heureusement, pour désigner le père de la race romaine. Virgile l'a souvent désigné ainsi dans le cours de son poëme; et c'est sans doute dans le même sens.

Énée invoque Junon et les dieux qui lui ont été contraires jusqu'à cette époque ainsi se prépare le dénouement, et le poëte le fait sorir en quelque sorte du caractère de son héros. L'Énéide est un poëme à la fois politique et religieux. Énée est conduit à l'accomplissement de ses destinées par son courage, par sa prudence, et surtout par sa piété. Non seulement ce caractère est conforme au but que le poëte se propose; mais il se rapporte très-bien à l'idée qu'Homère avoit donnée du héros troyen. Lorsqu'Énée est menacé par Achille, Neptune vient à son secours, et il s'écrie: « Pourquoi ce prince pieux souffriroit-il la peine du coupable, » lui qui chaque jour présente d'agréables offrandes aux » habitans de l'espace immense du ciel? Sauvons-le nous» mêmes de la mort, pour éviter le courroux de Jupiter: ce » héros pieux doit régner sur les Troyens, lui, et les fils de » ses fils, dans le cours des siècles. » C'est sans doute d'après ce passage de l'Iliade que Virgile a conçu son poëme..

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At Juno, e summo, qui nunc Albanus habetur,

(Tum neque nomen erat, nec honos, aut gloria monti) Prospiciens tumulo, etc.

L'idée de placer Junon au haut du mont Albain est ingénieuse. Le mont Albain sera le berceau de la grandeur romaine; c'est là que doit être placé le siège de cet empire dont la déesse poursuit le fondateur, et qu'elle doit un jour protéger elle-même, comme le poëte l'a dit dans les livres précédens; c'est dans ce lieu, alors sans nom et sans gloire, que l'épouse de Jupiter commence à déposer sa colère, et qu'elle s'adresse à Juturne pour prolonger les jours de Turnus.

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