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aide! Dieu aide! Mais les Normands | restèrent gisants sur les chemins, de furent repoussés, à l'une des portes du leurs blessures et de la fatigue du comcamp, jusqu'à un grand ravin recou- bat. Les Normands, dans la joie de vert de broussailles et d'herbes, où leurs chevaux trébuchèrent et où ils tombèrent pêle-mêle, et périrent en grand nombre. Il y eut un moment de terreur panique dans l'armée d'outremer. Le bruit courut que le duc avait été tué, et, à cette nouvelle, la fuite commença. Guillaume se jeta lui-même au-devant des fuyards et leur barra le passage, les menaçant et les frappant de sa lance, puis se découvrant la tête, ,,Me voilà, leur cria-t-il, regardez-moi, je vis encore, et je vaincrai, avec l'aide de Dieu."

Les cavaliers retournèrent aux redoutes; mais ils ne purent davantage en forcer les portes ni faire brèche: alors le duc s'avisa d'un stratagème pour faire quitter aux Anglais leur position et leurs rangs; il donna l'ordre à mille cavaliers de s'avancer et de fuir aussitôt. La vue de cette déroute simulée fit perdre aux Saxons leur sang-froid; ils coururent tous à la poursuite, la hache suspendue au cou. A une certaine distance, un corps posté à dessein joignit les fuyards, qui tournèrent bride; et les Anglais, surpris dans leur désordre, furent assaillis de tous côtés à coup de lances et d'épées dont ils ne pouvaient se garantir, ayant les deux mains occupées à manier leurs grandes haches. Quand ils eurent perdu leurs rangs, les clôtures des redoutes furent enfoncées; cavaliers et fantassins y pénétrèrent; mais le combat fut encore vif, pêle-mêle et corps à corps. Guillaume eut son cheval tué sous lui; le roi Harold et ses deux frères tombèrent morts au pied de leur étendard, qui fut arraché et remplacé par le drapeau envoyé de Rome. Les débris de l'armée anglaise, sans chef et sans drapeau, prolongèrent la lutte jusqu'à la fin du jour, tellement que les combattants des deux partis ne se reconnaissaient plus qu'au langage.

Après avoir, dit un vieil historien, rendu à la patrie tout ce qu'ils lui devaient, les restes des compagnons de Harold se dispersèrent, et beaucoup

leur victoire, faisaient bondir leurs chevaux sur les cadavres des vaincus. Ils passèrent la nuit sur le champ de bataille, et le lendemain, au lever du jour, Guillaume rangea ses troupes et fit faire l'appel de tous les hommes qui avaient passé la mer à sa suite, d'après le rôle qu'on en avait dressé avant le départ, au port de Saint-Valéry. Un grand nombre d'entre eux gisaient morts ou mourants à côté des Saxons. Les heureux qui survivaient eurent pour premier gain de leur victoire la dépouille des ennemis morts. En retournant les cadavres, on en trouva treize revêtus d'un habit de moine sous leurs armes: c'était l'abbé de Hida et ses douze compagnons. Le nom de leur monastère fut inscrit le premier sur le livre noir des conquérants.

Bien longtemps après le jour de ce fatal combat, la superstition patriotique crut voir encore des traces de sang frais sur le terrain où il avait eu lieu; elles se montraient, disait-on, sur les hauteurs au nord-ouest de Hastings, quand un peu de pluie avait humecté le sol. Le vainqueur fit vœu d'élever en cet endroit un couvent dédié à saint Martin, le patron des soldats de la Gaule; et lorsque, dans la suite, il accomplit son vœeu, le grand autel du nouveau monastère fut établi au même lieu où l'étendard saxon avait été planté et abattu. L'enceinte des murs extérieurs fut tracée autour de la colline que les plus braves des Anglais avaient couverte de leurs corps, et toute la lieue de terre circonvoisine où s'étaient passées les diverses scènes du combat, devint la propriété de cette abbaye qu'on appela, en langue normande ou française, l'Abbaye de la Bataille.

RICHARD CŒUR-DE-LION RETOURNE DE PALESTINE.

Parvenu en mer à la hauteur de la Sicile, Richard s'avisa tout à coup qu'il y aurait du danger pour lui à débarquer dans un des ports de la Gaule

méridionale, parce que la plupart des seigneurs de Provence étaient parents du marquis de Montferrat, qu'on l'accusait d'avoir fait tuer. Craignant avec raison quelques embûches de leur part, au lieu de traverser la Méditerranée, il entra dans le golfe Adriatique après avoir congédié la plus grande partie de sa suite, afin de n'être point reconnu. Son vaisseau fut attaqué par des pirates avec lesquels, à la suite d'un combat assez vif, il trouva moyen de faire amitié, si bien qu'il quitta son navire pour un des leurs, qui le conduisit à Zara sur la côte d'Esclavonie. Il prit terre avec un baron normand appelé Baudouin de Béthune, maître Philippe et maître Anselme, ses chapelains, quelques Templiers et quelques serviteurs. Il s'agissait d'avoir un saufconduit du seigneur de la province, qui, par un hasard fatal, était l'un des nombreux parents du marquis de Montferrat. Le roi envoya l'un de ses gens faire cette demande, et le chargea d'offrir au seigneur un anneau orné d'un gros rubis qu'il avait acheté, en Palestine, à des négociants pisans. Ce rubis, alors célèbre, fut reconnu par le seigneur de Zara: „Qui sont ceux qui t'envoient me demander passage? demanda-t-il au messager. Des pèlerins revenant de Jérusalem. Et leur nom? - L'un s'appelle Baudouin de Béthune, et l'autre, Hugues le marchand, qui vous offre cet anneau." Le seigneur, examinant l'anneau avec attention, fut quelque temps sans rien dire et reprit tout à coup: „Tu ne dis pas vrai; ce n'est pas Hugues qu'il se nomme, c'est le roi Richard. Mais, puisqu'il a voulu m'honorer de ses dons sans me connaître, je ne veux point l'arrêter, je lui renvoie son présent, et le laisse libre de partir."

Surpris de cet incident, auquel il était bien loin de s'attendre, Richard partit aussitôt; on ne chercha point à l'en empêcher. Mais le seigneur de Zara envoya prévenir son frère, seigneur d'une ville voisine, que le roi des Anglais était dans le pays, et devait passer sur ses terres. Le frère avait à son service un Normand appelé Roger au

quel il donna aussitôt commission de visiter chaque jour toutes les hôtelleries où logeaient des pèlerins, et de voir s'il ne reconnaîtrait pas le roi d'Angleterre au langage, ou à quelque autre signe, lui promettant, s'il réussissait à le faire saisir, la moitié de sa ville à gouverner. Le Normand se mit à la recherche durant plusieurs jours, allant de maison en maison, et finit par découvrir le roi. Richard essaya d'abord de cacher qui il était, mais, poussé à bout par les questions du Normand, il fut contraint d'en faire l'aveu; alors Roger se mit à pleurer, et le conjura de prendre sur-le-champ la fuite, lui offrant son meilleur cheval; puis il retourna vers son seigneur, lui dit que la nouvelle de l'arrivée du roi n'était qu'un faux bruit, qu'il ne l'avait point trouvé, mais seulement Baudouin de Béthune, un de ses compatriotes, qui revenait de pèlerinage. Le seigneur, furieux d'avoir manqué son coup, fit arrêter Baudouin, et le retint en prison.

Pendant ce temps, le roi Richard était en fuite sur le territoire allemand, ayant pour toute compagnie Guillaume de l'Étang, son ami intime, et un valet qui savait parler la langue teutonique, soit qu'il fût Anglais de naissance, soit que sa condition inférieure lui eût donné le goût d'apprendre la langue anglaise, alors exactement semblable au dialecte saxon de la Germanie, et n'ayant ni mots français, ni locutions, ni constructions françaises. Ils voyagèrent trois jours et trois nuits sans prendre de nourriture, presque sans savoir où ils allaient, et entrèrent dans la province qu'on appelait en langue tudesque Ostric ou Est-reich, c'est-à-dire pays de l'Est. Ce nom était un dernier souvenir du vieil empire des Francs, dont cette contrée avait formé jadis l'extrémité orientale. L'Ost-ric ou l'Autriche, comme disaient les Français et les Normands, dépendait de l'empire germanique, et était gouvernée par un chef qui portait le titre de duc; et par malheur, ce duc, nommé Léopold, était celui que Richard avait mortellement offensé en Palestine, en faisant déchirer sa bannière. Sa résidence était

à Vienne, sur le Danube, où le roi et ses deux compagnons arrivèrent, épuisés de fatigue et de faim.

Le serviteur, qui parlait anglais, alla au change de la ville, échanger des besants d'or contre de la monnaie du pays. Il fit, devant les marchands, beaucoup d'étalage de son or et de sa personne, prenant un air de dignité et des manières d'homme de cour. Les bourgeois, soupçonneux, le menèrent à leur magistrat pour savoir qui il était. Il se donna pour le valet d'un riche marchand qui devait arriver dans trois jours, et fut mis en liberté sur cette réponse. A son retour au logis du roi, il lui raconta son aventure, et lui conseilla de partir au plus vite; mais Richard, désirant prendre du repos, demeura encore quelques jours. Durant cet intervalle, le bruit de son débarquement à Zara se répandit en Autriche, et le duc Léopold, qui désirait à la fois se venger et s'enrichir par la rançon d'un pareil prisonnier, envoya de tous côtés à sa recherche des espions et des gens armés. Ils parcoururent la contrée sans rien découvrir; mais un jour, le même serviteur qui avait déjà été arrêté une fois, se trouvant au marché de la ville, où il achetait des provisions, on remarqua à sa ceinture des gants richement brodés, tels qu'en portaient avec leurs habits de cour les grands seigneurs de l'époque. On le saisit de nouveau, et, pour lui arracher des aveux, on le mit à la torture. Il révéla tout, et indiqua l'hôtellerie où se trouvait le roi Richard. Elle fut cernée par les gens d'armes du duc d'Autriche qui, surprenant le roi, l'obligèrent à se rendre, et le duc, avec de grandes marques de respect, le fit enfermer dans une prison, où des soldats d'élite le gardaient jour et nuit l'épée

nue.

Dès que le bruit de l'arrestation du roi d'Angleterre se fut répandu, l'empereur d'Allemagne somma le duc d'Autriche, son vassal, de lui remettre le prisonnier, sous prétexte qu'il ne convenait qu'à un empereur de tenir un roi en prison. Le duc se rendit à cette raison bizarre avec une bonne grâce

apparente, mais non sans stipuler qu'il lui reviendrait au moins une certaine part de la rançon. Le roi d'Angleterre fut alors transféré de Vienne à Worms, dans une des forteresses impériales, et l'empereur, tout joyeux, envoya au roi de France un message qui lui fut plus agréable, dit un historien du temps, qu'un présent d'or et de topaze. Philippe écrivit aussitôt à l'empereur pour le féliciter cordialement de sa prise et l'engager à la garder avec soin parce que, disait-il, le monde ne serait jamais en paix si un semblable perturbateur réussissait à s'évader.

Le jour fixé pour le jugement du roi arriva. L'empereur justifia devant la diète germanique assemblée à Worms l'emprisonnement de Richard par le prétendu crime de meurtre commis sur le marquis de Montferrat, l'insulte faite à la bannière du duc d'Autriche et la trève de trois ans conclue avec les ennemis de la foi. Pour ces méfaits le roi d'Angleterre devait, selon lui, être déclaré ennemi capital de l'empire. Richard comparut comme accusé et n'eut besoin que de promettre, pour sa rançon, cent mille livres d'argent, et de s'avouer vassal de l'empereur, pour être absous sur tous les points. L'empereur, les évêques et les seigneurs allemands promirent alors par serment, que le roi deviendrait libre aussitôt qu'il aurait payé cent mille livres, et dès ce jour la captivité de Richard fut moins étroite.

Il y avait près de deux ans que le roi était en prison; il s'ennuyait de sa captivité et envoyait message sur message à ses officiers et à ses amis d'Angleterre, pour les presser de le délivrer, en payant sa rançon. Il se plaignit amèrement d'être négligé par les siens, et de ce qu'on ne faisait pas pour lui ce que lui eût fait pour tout autre.

Pendant que la collecte pour la rançon du roi Richard se faisait par toute l'Angleterre, des messagers de l'empereur vinrent à Londres, recevoir, comme à-compte sur la somme totale, l'argent qu'on avait déjà réuni. Ils en vérifièrent la quantité par poids et mesure, et mirent leur sceau sur les sacs,

que des matelots anglais transportèrent
jusqu'au territoire de l'empire, aux ris-
ques et
périls du roi d'Angleterre.
L'argent arriva sain et sauf entre les
mains du César d'Allemagne, qui en
envoya un tiers au duc d'Autriche, pour
sa part de prise; ensuite il y eut une
nouvelle assemblée pour décider du sort
du prisonnier, dont la délivrance fut
fixée à la troisième semaine après Noël,
à condition qu'il laisserait un certain
nombre d'otages pour garantie du paie-
ment qui lui restait à faire. Le roi
accorda tout et vers la fin de Janvier
1194 il fut relâché. Richard ne pou-
vait se diriger ni vers la France ni
vers la Normandie envahie alors par
les Français; et ce qu'il y avait de

plus sûr pour lui, c'était de s'embarquer dans un port d'Allemagne: mais on était dans la saison des mauvais temps; il fut obligé d'attendre plus d'un mois à Anvers, et pendant cet intervalle, l'empereur fut tenté par l'avarice et résolut de s'emparer une seconde fois du prisonnier qu'il avait laissé partir; mais le secret ne fut pas assez bien gardé, et l'un des ôtages restés entre les mains de l'empereur trouva moyen d'en avertir le roi. Richard s'embarqua aussitôt dans la galiote d'un marchand de Normandie, appelé Alain Tranchimer; et ayant ainsi échappé aux hommes d'armes envoyés pour le prendre, aborda heureusement au port de Sandwich.

LOUIS ADOLPHE THIERS.

Louis Adolphe Thiers, historien, orateur et homme d'Etat distingué, est né à Marseille le 16 avril 1797. Par sa mère il appartenait à une famille de négociants, tombée dans une extrême pauvreté, et par son père à la classe ouvrière. Lors de la réorganisation de l'Université, le jeune Thiers, par l'entremise de quelques parents maternels, obtint une bourse au lycée impérial de Marseille, où il fit toutes ses études, et d'où il sortit en 1815 pour venir, à dix-huit ans, suivre le cours de la Faculté de droit d'Aix. Là se trouvait en même temps un autre enfant du peuple avec qui Thiers ne tarda pas à se lier d'une étroite amitié; c'était Mignet. Tout en feuillant le Digeste et le Code civil, les deux jeunes gens se livraient avec passion à l'étude de la littérature, de la philosophie, de l'histoire, voire même de la politique. Reçu avocat, Thiers après quelques débuts insignifiants au barreau d'Aix, comprit que dans cette ville toute patricienne, à une époque où le nom et la naissance entraient encore pour beaucoup dans l'évaluation d'un individu, il lui serait difficile de sortir de l'obscurité où l'avait fait naître le sort. Dans cette idée, il se décida à venir en compagnie de Mignet chercher fortune à Paris. Admis à la rédaction d'un journal, il se fit bientôt remarquer par la verve et

LES CHEFS DES PARTIS RÉVOLUTION-
NAIRES.

Le plus audacieux des chefs populaires, celui qui, toujours en avant, ouvrait les délibérations les plus hardies, était Mirabeau. Les absurdes institutions de la vieille monarchie avaient blessé des esprits justes et indigné des cœurs droits; mais il n'était pas possible qu'elles n'eussent froissé quelque âme ardente et irrité de grandes passions. Cette âme fut celle de Mirabeau, qui, rencontrant dès sa jeunesse tous

l'audace de sa polémique, et par une grande facilité de style et d'intelligence. La publication d'une Histoire de la révolution française lui assura une position littéraire éminente. Cet ouvrage est remarquable par l'ordonnance parfaite de toutes ses parties; le style est simple, rapide, animé, comme celui de l'improvisation; mais il pèche souvent sous le rapport de la précision, de la pureté, de l'élégance. Malgré les qualités de l'Histoire de la révolution, il ne faut pas se livrer sans réserve à l'impression qu'elle produit. L'auteur, dans la question morale, s'est laissé dominer par une idée fausse, à savoir qu'un parti qui triomphe a toujours raison, au moins pour le moment, et que son succès, quelque éphémère qu'il fût, était un besoin absolu à l'époque. A l'aide de cet axiome, il justifie tous les crimes; il diminue l'horreur qu'inspirent les bourreaux, et n'a plus qu'une froide pitié pour les victimes. Thiers a publié en outre une Histoire du Consulat et de l'Empire, bien supérieure à celle de la Révolution, dont elle est la suite. Malgré nombre d'erreurs de détail et des appréciations contestables, défauts inévitables dans un grand ouvrage sur l'histoire contemporaine, cet ouvrage est un des beaux monuments historiques de notre époque. Il mourut en 1877.

les despotismes, celui de son père, du gouvernement et des tribunaux, employa sa jeunesse à les combattre et à les haïr. Il était né sous le soleil de la Provence et issu d'une famille noble. De bonne heure, il s'était fait connaître par ses désordres, ses querelles et une éloquence emportée. Ses voyages, ses observations, ses immenses lectures lui avaient tout appris, et il avait tout retenu. Mais outré, bizarre, sophiste même quand il n'était pas soutenu par la passion, il devenait tout autre par

elle.

Promptement excité par la tribune et la présence de ses contradicteurs, son esprit s'enflammait: d'abord, ses premières vues étaient confuses, ses paroles entrecoupées, ses chairs palpitantes, mais bientôt venait la lumière; alors son esprit faisait en un instant le travail des années, et, à la tribune même, tout était pour lui découverte, expression vive et soudaine. Contrarié de nouveau, il revenait plus pressant et plus clair, et présentait la vérité en images frappantes ou terribles. Les circonstances étaient-elles difficiles, les esprits fatigués d'une longue discussion ou intimidés par le danger, un cri, un mot décisif s'échappait de sa bouche, sa tête se montrait effrayante de laideur et de génie, et l'assemblée éclairée ou raffermie rendait des lois, ou prenait des résolutions magnanimes.

Fier de ses hautes qualités, s'égayant de ses vices, tour à tour altier ou souple, il séduisait les uns par ses flatteries, intimidait les autres par ses sarcasmes, et les conduisait tous à sa suite par une singulière puissance d'entraînement. Son parti était partout, dans le peuple, dans l'assemblée, dans la cour même, dans tous ceux enfin auxquels il s'adressait dans le moment. Se mêlant familièrement avec les hommes, juste quand il fallait l'être, il avait applaudi au talent naissant de Barnave, quoiqu'il n'aimât pas ses jeunes amis; il appréciait l'esprit profond de Sieyès, et carressait son humeur sauvage; il redoutait dans Lafayette une vie trop pure; il détestait dans Necker un rigorisme extrême, une raison orgueilleuse et la prétention de gouverner une révolution qu'il savait lui appartenir. Il aimait peu le duc d'Orléans et son ambition incertaine; et il n'eut jamais avec lui aucun intérêt commun. Seul ainsi avec son génie, il attaquait le despotisme qu'il avait juré de détruire. Cependant, s'il ne voulait pas des vanités de la monarchie, il voulait encore moins de l'ostracisme des républiques; mais, n'étant pas assez vengé des grands et du pouvoir, il continuait de détruire. D'ailleurs, dévoré de besoins, mécontent du présent, il s'avançait vers un avenir

inconnu, faisant tout supposer de ses talents, de son ambition, de ses vices, du mauvais état de sa fortune et autorisant, par le cynisme de ses propos, tous les soupçons et toutes les calomnies.

Un vaste champ s'était ouvert dans les clubs, les sections et les journaux révolutionnaires. Beaucoup d'hommes s'y étaient fait remarquer, mais aucun n'avait encore acquis une supériorité marquée. Camille Desmoulins s'était distingué par sa verve, son cynisme, son audace et par sa promptitude à attaquer tous les hommes qui semblaient se ralentir dans la carrière révolutionnaire. Il était connu des dernières classes; mais il n'avait ni les poumons d'un orateur populaire ni l'activité et la force entraînante d'un chef de parti.

Un autre journaliste avait acquis une effrayante célébrité: c'était Marat, connu sous le nom de l'Ami du peuple et devenu, par ses provocations au meurtre, un objet d'horreur pour tous les hommes qui conservaient encore quelque modération. Né à Neufchâtel et livré à l'etude des sciences physiques et médicales, il avait attaqué avec audace les systèmes les mieux établis, et avait prouvé une activité d'esprit pour ainsi dire convulsive. Il était médecin dans les écuries du comte d'Artois, lorsque la révolution commença. Il se précipita sans hésiter dans cette nouvelle carrière, et se fit bientôt remarquer dans sa section. Sa taille était médiocre, sa tête volumineuse, ses traits prononcés, son teint livide, son œil ardent, sa personne négligée. Il n'eût paru que ridicule ou hideux; mais tout à coup on entendit sortir de ce corps étrange des maximes bizarres et atroces, proférées avec un accent dur et une insolente familiarité. Il fallait abattre, disait-il, plusieurs mille têtes et détruire tous les aristocrates, qui rendaient la liberté impossible. L'horreur et le mépris s'amoncelèrent autour de lui. On le heurtait, on lui marchait sur les pieds, on se jouait de sa misérable personne; mais, habitué aux luttes scientifiques et aux assertions les

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